dimanche 26 avril 2020

Chroniques de confinement, 11


Des faits, des croyances, et du "biais de confirmation"

Voir, croire

Quant il s'agit de croire, en particulier de croire à l'invraisemblable, on utilise couramment l'expression "Il faut le voir pour le croire". Comme si voir impliquait croire, comme si croire - ou ne pas croire - pouvait être une conséquence logique de voir.

L'expression fait référence, sans doute, à l'histoire racontée par l'évangéliste Jean à propos de Thomas, l'un des douze apôtres. Juste après la résurrection de Jésus, Thomas, qui avait manqué sa première réapparition, déclare à ses condisciples : "Si je ne vois pas dans ses mains la marque des clous, si je ne mets pas mon doigt dans la marque des clous, si je ne mets pas la main dans son côté, non, je ne croirai pas [à sa résurrection] !". Quelques jours plus tard, Jésus apparaît à nouveau à tous ses disciples ("Jésus vient, alors que les portes étaient verrouillées, et il était là au milieu d'eux"), montre à Thomas ses mains blessées - et Thomas croit. Jésus conclut en reprochant à Thomas d'avoir douté : "Parce que tu m’as vu, tu crois. Heureux ceux qui croient sans avoir vu".

Saint Thomas pourrait être lu comme un modèle du doute méthodique, celui qui exige (ou qui prétend exiger) des preuves pour croire.

Ce n'est qu'une illusion.

Quand on lit l'évangile de Jean, on ne peut qu'être frappé par l'absolue irréalité de ces "rencontres" entre Jésus ressuscité et ses disciples. Ce n'est donc pas, comme le dit et le croit Jésus, parce que Thomas a vu qu'il a cru, mais au contraire parce qu'il croyait qu'il a vu - ou plus exactement qu'il a cru voir ce qu'il avait vu (ou ce qu'il avait cru, je ne sais plus) (*).

Des discours sur la crise 

La crise du Covid-19 donne ainsi l'occasion à chacun de conforter ses propres croyances.

  • Pour le climato-militant ? La crise est une des conséquences dramatiques du dérèglement climatique, et montre bien qu'il faut impérativement le combattre par tous les moyens. 
  • Pour le climato-sceptique ? La crise démontre que le risque majeur qui menace l'humanité n'est pas le réchauffement climatique, qui est un sujet secondaire. 
  • Pour l'anti-spéciste ? La crise illustre parfaitement l'interdépendance et la solidarité de fait entre les espèces. 
  • Pour le spéciste ? La crise montre que la priorité absolue de l'homme doit être de se défendre contre les autres espèces animales, qui sont pour lui essentiellement une menace. 
  • Pour le militant de la biodiversité ? La crise nous rappelle que la défense de la biodiversité est essentielle si l'on veut éviter que de telles crises ne se reproduisent et ne s'amplifient à l'avenir. 
  • Pour le bio-sceptique ? La crise est une illustration du fait qu'il n'y a aucun rapport entre la diminution de la biodiversité et l'accroissement des risques qui nous menacent. 
  • Pour l'anti-mondialiste ? La crise est une preuve de la dangerosité de la mondialisation, et de l'urgente nécessité de relocaliser la production et de limiter les flux trans-frontaliers de biens et de personnes. 
  • Pour le mondialiste ? La crise démontre la solidarité de fait entre tous les humains et la nécessité de faciliter les échanges de biens, de services, de connaissances, entre tous les pays. 
  • Pour le malthusien ? La crise montre que nous sommes trop nombreux sur terre, et que l'accroissement de la population ne peut qu'entraîner de nouvelles catastrophes encore plus dangereuses pour l'humanité. 
  • Pour l'anti-malthusien ? La crise démontre que le développement et la propagation des virus ne dépendent pas de la population mondiale, et que la régulation naturelle joue parfaitement son rôle. 
  • Pour le réactionnaire ? La crise montre que nous sommes allés trop loin dans le développement technique et scientifique, et qu'il est grand temps de revenir à nos valeurs anciennes qui ont démontré leur pertinence.
  • Pour le progressiste ? La crise nous donne une motivation supplémentaire pour continuer à inventer les outils techniques et scientifiques qui nous permettront de faire face à la prochaine crise. 
  • Pour le survivaliste (ou le collapsologue) ? La crise démontre à quel point nous avons raison de nous préparer à un cataclysme majeur risquant de provoquer l'effondrement de notre civilisation. 
  • Pour le cornucopien ? La rapidité avec laquelle la crise a été dominée et vaincue démontre que le progrès technologique donne à l'homme les moyens de faire face à toutes les difficultés même les plus graves. 
  • Pour le xénophobe ? Tout ça est la faute des Chinois (les Arabes, cette fois, n'y sont pour rien, mais ils ne perdent rien pour attendre). 
  • Pour l'internationaliste ? C'est grâce à la coopération entre tous les pays, y compris la Chine, que la crise sanitaire est en passe d'être surmontée, et que la crise économique le sera. 
  • Pour le professeur Raoult ? Mes études conduites par moi-même avec mon équipe sur mes patients démontrent que l'hydroxychloroquine guérit les malades atteints du Covid-19. 
  • Pour l'anti-professeur Raoult ? Les études du professeur Raoult ne démontrent rien du tout, et les études sérieuses démontrent que l'hydroxychloroquine nuit gravement à la santé. 
  • Pour le macroniste ? La crise a démontré la remarquable efficacité du système de santé français et la capacité de nos gouvernants à gérer au mieux pour l'ensemble de la population les intérêts contradictoires des uns et des autres. 
  • Pour l'anti-macroniste ? La crise a démontré l'impréparation du gouvernement, l'incapacité du néo-libéralisme et de ses suppôts à protéger les citoyens les plus fragiles, et la nécessité de réformer le système en profondeur. 
  • Pour le croyant ? La crise est une preuve de l'existence de Dieu, qui fait ou laisse subir aux hommes des épreuves comme celle-ci pour les punir de s'être détournés de Lui. 
  • Pour l'incroyant ? La crise est une preuve de l'inexistence de Dieu, car quel Dieu serait assez sadique pour faire ou laisser subir aux hommes une telle épreuve ? 
Et pour moi ? Je constate que les réactions des gens face à la crise confirment de la façon la plus éclatante la justesse de mes thèses sur tous les sujets.
Les faits ne sont pour rien dans la croyance 

On pourrait très facilement trouver au moins un exemple, parmi les déclarations publiques de ces dernières semaines, de chacune des opinions mentionnées plus haut. Les discours à propos de cette crise démontrent ainsi l'absence à peu près totale de lien objectif entre les croyances et les faits.

"Chacun voit midi à sa porte", dit l'adage. Chacun voit dans les faits observés la confirmation de ce qu'il croit ou pense, ou plutôt, privilégie parmi les faits ceux qui confortent sa croyance, et néglige les autres (ce que les cogniticiens appellent le "biais de confirmation").

Francis Bacon écrivait en 1620 :
"Une fois que la compréhension humaine a adopté une opinion [...] elle aborde toutes les autres choses pour la supporter et soutenir. Et bien qu'il puisse être trouvé des éléments en nombre ou importance dans l'autre sens, ces éléments sont encore négligés ou méprisés, ou bien grâce à quelques distinctions mis de côté ou rejetés". 
Un demi-siècle plus tard, Pierre Bayle notait :
"on observe beaucoup mieux les faits que l'on désire de trouver, que les autres". 
Tolstoï l'a lui aussi bien compris :
"... la plupart des hommes ... peuvent très rarement discerner la vérité même la plus simple et évidente, s'il faut pour cela qu'ils admettent la fausseté des conclusions qu'ils ont formées". 
On se trompe (à la fois au sens de "faire erreur" et de "se mentir") quand on croit qu'il faut voir pour croire, ou quand on croit qu'on ne croit que ce qu'on voit. La croyance se moque des faits et des preuves - ou de leur absence. Elle n'est pas ébranlée par eux. Les faits et les preuves ne pèsent rien face à la foi.

L'expression juste, comme le montre l'histoire de Saint Thomas, n'est pas "Il faut le voir pour le croire", mais "Il faut le croire pour le voir". On voit parce qu'on croit, on ne voit que ce qu'on croit. Jésus avait raison (involontairement, sans doute) lorsqu'il disait "Heureux ceux qui croient sans avoir vu" : ce n'est pas parce qu'on a vu qu'on croit, mais parce que ça procure du plaisir.

Et on ne va quand même pas se priver du plaisir de croire à cause d'un malheureux fait qui pourrait mettre en doute la croyance : il suffit de regarder ailleurs, et le tour est joué.

(*) On peut se demander si la science n'est pas elle-même victime de cette illusion. Le scientifique, lui aussi, croit avant de voir, et ne voit que ce qu'il croit ex ante pouvoir voir.

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