mercredi 10 mars 2021

La laideur cachée des "les"

 


Quand on parle des êtres humains (*), l'usage de l'article défini pluriel devrait être banni du vocabulaire - à la seule exception du cas où on les englobe tous (**)(***).

Les Blancs, les Noirs, les hommes (au sens mâle), les femmes, les jeunes, les vieux, les pauvres, les riches, les Juifs, les Arabes, les médecins, les malades, les gros, les Français ... On peut multiplier les exemples, cela vaut pour tous. Ces "les"-là, qu'ils soient "nous" ou "eux", sont à l'origine, au cœur, à la conclusion, de toutes les guerres et de toutes les barbaries.

Lorsque je dis "les nègres", ce n'est pas le mot "nègre" qui est obscène : c'est le "les". On aura beau remplacer le mot "nègre" par tous les mots imaginables, si l'on garde le "les", l'obscénité demeure. Cette remarque vaut bien sûr pour toutes les catégories. Ce n'est pas en changeant les substantifs, ou les qualificatifs, qu'on réduira la quantité de malheur du monde (on risque au contraire de l'augmenter) : c'est en changeant leurs déterminants.

Le "les" ment, toujours. Le "les" nie les différences. Le "les" uniformise, le "les" enferme, le "les" embrigade, le "les" sépare, le "les" oppose, le "les" juge, le "les" exclut.

Le "les" est évidemment insupportable quand on l'utilise comme sujet du verbe "être". Il l'est tout autant quand on lui associe le verbe "penser". Passons sur le fait que c'est un oxymore, rien n'étant par définition plus incompatible avec le "les" que le fait de penser. L'essentiel est que, lorsqu'on dit, par exemple, "les Français pensent ceci ou cela", on interdit, on s'interdit, de comprendre que "Français" ne peut pas être un sujet pour l'acte de penser. On attribue de force une même "pensée" à tous les individus qui appartiennent, sans d'ailleurs l'avoir choisi, à la catégorie "Français" (le raisonnement vaut bien sûr pour n'importe quelle sous-catégorie). Ce faisant, on se trompe soi-même, et - surtout - on trompe ceux qui vous croient.

L'usage du "les" est une composante essentielle du vocabulaire guerrier : il est l'instrument de la mobilisation des uns contre les autres, des gentils contre les méchants, des "nous" contre les "eux". La guerre est le moment par excellence où l'individu doit n'être rien, et la collectivité (la "nation", la "patrie" ou quoi que ce soit du même tonneau criminel) doit être tout. Dire "les", c'est préparer la guerre, ou la faire.

Le "les" est l'essence même de la pensée totalitaire, celle qui nie l'individu concret au profit d'une collectivité abstraite qu'elle instrumentalise. Dès qu'on accole un "les" à un qualificatif, on renonce à voir des personnes, des individus singuliers dont aucun n'est identique à un autre : on réduit les gens à leur appartenance à une catégorie, on les assigne à résidence catégorielle ou identitaire, on gomme tout ce qui les rend uniques donc humains et vivants.

L'usage du "les" n'est pas seulement mensonger et malfaisant : il est aussi stupide (à moins, bien sûr, d'être intentionnellement mensonger et malfaisant). En utilisant le "les", on s'interdit de comprendre le monde réel, qui n'est fait que de singularités (****). Tout être humain partage avec d'autres êtres humains des caractéristiques communes, mais aucun n'est réductible à une catégorie. Chaque individu fait partie de "communautés" (*****) multiples et intriquées, mais aucun ne se définit exclusivement par ces appartenances, ni ne doit se voir réduit à elles. Chaque fois qu'on enferme une personne dans un "les" (ou même dans plusieurs "les", ce qui est un peu plus juste mais reste fondamentalement erroné), on l'ampute d'une part de son humanité, et on crée les conditions de la barbarie.

 

(*) Il n'y a que les humains dont je me préoccupe. Au "homo sum, et humani nihil a me alienum puto" de Térence, j'ajoute "homo sum, et hominem solum curo" (en espérant que mon latin de cuisine ne soit pas trop fautif). Les discours sur les choses, les végétaux, les animaux autres que l'homme (au sens de "homme et femme", ça va sans dire), m'indiffèrent pour tout ce qui ne touche pas à leur utilité pour l'homme.

(**) C'est bien sûr un peu simplificateur. Par exemple, dans la phrase "les gens qui traversent la rue sans regarder sont imprudents", l'usage du "les" est légitime, parce que 1) la formulation "les gens" ne vise ni n'exclut personne a priori, 2) la qualification d'imprudent est liée à un acte précis, le fait de traverser sans regarder, et 3) la qualification d'imprudent est un fait objectif et non une opinion. Je peux aussi dire, par exemple, "J'aime les gens qui doutent".

(***) Ce nécessaire bannissement concerne les cas où le "les" est utilisé au premier degré. Pour les degrés supérieurs, et pour l'humour en général, les auteurs sont en principe exemptés de peine. Sauf (exception à l'exception) s'il s'agit de propos destinés à des gens qui les prendront au premier degré. Autrement dit, aux cons. Tiens, j'ai écrit "les cons" : me serais-je autorisé une dérogation à la règle ? Que nenni : la tautologie reste permise, et quand on est con, on est con, ce quoi qu'on dise.

(****) Il est aussi vrai que, si l'on se contente de ne voir que des singularités sans chercher à comprendre comment et pourquoi ces singularités se constituent en communautés multiples et intriquées, on ne comprend rien non plus au monde réel.

 (*****) J'appelle "communauté" un ensemble de personnes réunies par le sentiment ou la conscience de partager entre elles une ou plusieurs caractéristiques communes qui les distinguent des autres personnes et qui sont importantes pour elles. Exemple de communauté : les supporters de l'OM. Exemple de l'usage imbécile (lorsqu'il est pris au premier degré, bien sûr) de l'article défini pluriel : "les supporters de l'OM sont des abrutis". Parce qu'en réalité, ce ne sont pas tous des abrutis.