dimanche 8 mai 2011

Nouvelles considérations sur la fiscalité

Le sujet de la fiscalité est techniquement complexe, car il porte sur un nombre extrêmement élevé d'objets qui interagissent les uns avec les autres ; il est sensible, car il touche tout le monde là où ça fait mal, c'est-à-dire au portefeuille ; il est fondamental, car les décisions sur la fiscalité ont un impact direct sur chaque citoyen et des impacts indirects potentiellement majeurs sur l'économie dans son ensemble, et sont probablement les actes les plus importants d'un gouvernement (après les déclarations de guerre qui, heureusement, sont beaucoup moins fréquentes) ; il est enfin inépuisable, du fait des caractéristiques précédentes : toutes choses qui en font un excellent thème de débats, notamment en période électorale.

J'ai déjà commis quelques billets sur le sujet (voir ici et ). Les questions auxquelles je propose mes réponses ici m'ont été inspirées principalement par le livre de Landais, Piketty et Saez Pour une révolution fiscale (voir aussi le site éponyme), par les propositions des partis politiques français, et par les débats autour d'eux (cf. par exemple ce blog).

Les discours et débats autour de la fiscalité, en particulier pour les raisons évoquées plus haut, sont bien souvent biaisés soit par méconnaissance, soit par incompréhension, soit par aveuglement, soit par démagogie, soit par mauvaise foi (entendons-nous bien : je n'accuse d'aucun de ces défauts l'ouvrage cité plus haut, qui a inspiré ce billet ; je pense au contraire qu'il y échappe pour l'essentiel, et je rends hommage à ses auteurs pour sa qualité et leur honnêteté intellectuelle). Il serait présomptueux de ma part de prétendre être exempt de tous ces travers - sinon du dernier (encore qu'on peut être de mauvaise foi ... en toute bonne foi). Il le serait encore plus de prétendre approcher le niveau d'expertise des auteurs du livre auquel je me réfère. Mais j'essaie ici, modestement et sans prétention à l'exhaustivité, de donner quelques éléments d'éclairage ou de réflexion et, moins modestement mais, j'espère, honnêtement moi aussi, de donner un avis personnel et aussi libre que possible sur les sujets abordés.

Et si l'ensemble n'est finalement d'aucun point de vue "politiquement correct", c'est peut-être que ces idées méritaient d'être dites (c'est du moins ce qui m'a poussé à écrire ce billet).

Une "flat tax" est-elle inéquitable ?

Je ne crois pas pouvoir dire précisément ce qu'est un impôt équitable. Je crois en revanche pouvoir définir au moins un critère caractérisant un impôt - ou un système fiscal - manifestement inéquitable : c'est un système auquel, à situation identique à l'exception de leur revenu, certaines personnes contribuent pour une fraction moindre de leurs revenus que d'autres personnes dont le revenu est moins élevé. Autrement dit, un système fiscal est à mon sens manifestement inéquitable s'il est dégressif en pourcentage du revenu (je préfère le terme usuel et moralement neutre de "dégressif" à celui de "régressif", anglicisme employé (avec peut-être un soupçon de perversité ?) par Piketty et al.).

Beaucoup considèrent qu'une "flat tax", c'est-à-dire une taxe dont le taux est identique pour tous quel que soit leur niveau de revenu, est inéquitable. La raison en serait que le pourcent pour les faibles revenus a plus de valeur que le même pourcent pour les revenus élevés. Cela semble de bon sens - et l'est, je crois : plus le revenu est faible, plus les sommes prélevées vont s'imputer sur la couverture de besoins proches des besoins essentiels (se loger, se nourrir, se soigner, s'instruire) ; inversement, plus le revenu est élevé, plus les taxes vont s'imputer sur des revenus contribuant seulement à l'enrichissement de l'individu concerné. Est-ce suffisant pour juger inéquitable un impôt strictement proportionnel au revenu ? Je n'en suis pas certain.

N'oublions pas que, par définition d'une "flat tax", les plus riches contribuent davantage que les plus pauvres, puisque leur contribution est proportionnelle à leur revenu. Aussi un système fiscal qui, au-delà d'un seuil d'exonération assez bas, assurerait un prélèvement strictement proportionnel au revenu, ne serait pas nécessairement inéquitable, dès lors qu'il toucherait l'ensemble des revenus. Notez que Piketty et al. ne disent pas autre chose lorsqu'ils accusent d'inéquité le système français actuel au motif de sa dégressivité pour les plus hauts revenus.

Y a-t-il un "seuil haut d'inéquité" ?

La "flat tax" correspondrait donc au "seuil bas d'inéquité". Existerait-il un seuil haut ? Je pense que oui. C'est aussi ce qu'a sans doute jugé Michel Rocard lorsqu'en 1988 il a fixé un plafond à l'ISF dans le but d'éviter un niveau de prélèvement qu'il estimait confiscatoire.

Il me semble qu'on peut effectivement considérer comme inéquitable un système qui conduirait la collectivité à prélever une part excessive des revenus d'un individu, quel que soit le niveau de revenu en question - dès lors que ce revenu provient de son travail soit directement, soit indirectement par son épargne. Mais où se situe le seuil de l'excès ?

Là encore, il n'y a pas de réponse objective. S'agissant de revenus du travail, 50% me semble constituer un seuil raisonnable (en tout cas pour des niveaux de revenus eux aussi raisonnables). Je pense en effet qu'il n'est pas juste qu'une personne qui, par son travail, accroît son revenu de 100, se voie prélever plus la moitié de cet accroissement. Après tout, Saint-Martin n'a donné au pauvre que la moitié de son manteau, et personne n'y trouve à redire. Par ailleurs, un système qui ne comporterait pas une incitation suffisante pour les individus à accroître leurs revenus, quel que soit le niveau de ces revenus, aurait évidemment un impact négatif sur la croissance économique et donc sur le bien-être de l'ensemble de la société.

Pour les revenus du capital les plus élevés, un seuil supérieur à 50% ne me semblerait en revanche ni anormal ni insupportable, à condition que la personne concernée en conserve toutefois une part suffisante.

Comment définir un système fiscal équitable ?

Pour résumer ce qui précède, je dirais qu'un impôt sur les revenus du travail est, de mon point de vue, manifestement inéquitable s'il est localement (au sens mathématique du terme, c'est-à-dire sur une partie de l'échelle des revenus) et marginalement (toujours au sens mathématique, c'est-à-dire pour une augmentation d'une unité de revenu) soit dégressif en pourcentage, soit (sauf pour les revenus anormalement élevés) supérieur à 50%.

Entre ces deux seuils, celui de la "flat tax" d'une part, celui du niveau maximal de prélèvement acceptable, il y a de l'espace pour un impôt raisonnablement progressif comme l'est l'impôt sur le revenu actuel en France (qui pourrait être complété par une tranche supplémentaire à un taux supérieur au taux maximal actuel de 41%), si l'on fait abstraction de tous les dispositifs parasites dont il a été affublé par les gouvernements successifs.

Par ailleurs, au-delà de ces principes assez simples, il reste quelques menus détails à régler, par exemple (mais il y en a évidemment bien d'autres) :
Tous les revenus, quelle que soit leur origine, doivent-ils être traités de la même manière ? doit-on y inclure des revenus "virtuels" (cas de l'économie de loyer dont bénéficient, par construction, les propriétaires de leur logement) ? quid des plus-values ? quid des revenus provenant de prestations reçues ? ...

De quels types de prélèvements parle-t-on : tous les prélèvements, y compris les impôts sur la consommation ? tous les prélèvements obligatoires ? seulement certains d'entre eux ? exclusivement les impôts sur les revenus ? ...

Quels éléments, en dehors du seul revenu, peuvent ou doivent entrer en ligne de compte pour la détermination de l'impôt : la situation familiale ? la façon plus ou moins utile à la collectivité d'utiliser son revenu (les fameuses "niches fiscales") ? ...
Je reviendrai plus loin sur certains de ces points.

Les revenus du capital doivent-ils être taxés comme les revenus du travail ?

On peut trouver des raisons, pas nécessairement mauvaises, justifiant que les revenus du capital soient moins taxés que ceux du travail. La plus évidente d'entre elles est que, dans le cas général, l'accumulation de capital par un individu résulte, au moins en partie, de l'épargne d'une fraction des revenus de son travail (on reviendra plus tard sur l'une des exceptions à cette règle : l'héritage). L'individu en question a donc en principe déjà été taxé une première fois sur le revenu qui lui a permis de constituer son capital : pourquoi devrait-il l'être une seconde fois pour les revenus procurés par ce capital ?

Je n'ai pas de réponse complètement satisfaisante à cette question. L'une des raisons pour taxer les revenus du capital est que la "double imposition" est souvent inexistante en pratique, notamment du fait des diverses exonérations touchant certaines formes d'épargne ou les successions. Une deuxième raison est que, même si le capital a déjà été taxé au moment de sa constitution, le revenu lui-même ne l'a pas été, et que ce revenu contribue lui-même à l'accroissement du patrimoine de la personne concernée. Une troisième, qu'un système qui voudrait taxer de façon différenciée les revenus du capital selon le niveau de taxation préalablement appliqué au dit capital serait probablement ingérable du fait de sa complexité. Une autre enfin, probablement la plus forte, est qu'il serait socialement injuste que cette catégorie de revenu, dont les bénéficiaires sont dans l'ensemble les plus aisés puisque ce sont ceux qui ont une forte capacité d'épargne, échappe à l'impôt.

Existe-t-il des raisons, à l'inverse, pour que les revenus du capital soient davantage taxés que ceux du travail ?

Chacun sait, depuis bien longtemps, que pour produire il faut (en général) du capital et du travail. Le partage des revenus entre le travail et le capital est un problème théorique passionnant, une question pratique fondamentale, un thème politique important ... et dans les faits le résultat, à un moment donné et dans un lieu donné, de l'équilibre des forces contraires en présence - jadis, et même naguère, on disait la lutte des classes.

Je ne me prononcerai donc pas sur cette épineuse question, parce que je me sens parfaitement incapable de dire où se situe le "juste" équilibre. Ce qui est sûr, c'est que le travail doit être correctement rémunéré, et le capital aussi, sinon l'économie reviendrait rapidement à l'âge de pierre (ce que, personnellement, je ne souhaite pas).

Cet équilibre étant ce qu'il est, et chacun ayant le droit, voire le devoir, de chercher à le faire évoluer, je ne crois pas que la fiscalité doive se donner pour objectif de modifier l'équilibre entre les revenus du travail et ceux du capital : je crois au contraire qu'elle doit être neutre de ce point de vue.

Autrement dit, la fiscalité doit s'intéresser évidemment au niveau des revenus, mais s'efforcer de ne pas distinguer, au moins pour les personnes physiques, l'origine de ces revenus. Et il se trouvera que, compte tenu de la concentration du capital, tout système fiscal un tant soit peu progressif aura pour effet de taxer davantage les revenus du capital que ceux du travail, puisque les premiers seront fortement concentrés entre les mains des plus hauts revenus.

Au passage, peut-on concilier la neutralité évoquée ci-dessus entre revenus quelle que soit leur origine, et l'idée d'un "seuil d'inéquité" différencié entre revenus du travail et revenus du capital ? Il suffirait pour cela de fixer un seuil de revenu (encore un !) au-delà duquel on considère que les revenus ne peuvent "décemment" plus être des revenus du travail - appelons-le le "seuil d'indécence". Jusqu'à ce seuil de revenu, le taux marginal de prélèvement n'excéderait pas 50%. Au-delà, on pourrait imaginer des taux de prélèvement marginaux plus élevés - ces taux élevés s'appliquant de fait également aux revenus du capital des plus riches. Cela me paraît de très loin préférable à l'idée, défendue par certains, de fixer des rémunérations maximales ...

Impôt sur les revenus du capital, plus-values et impôt sur les sociétés

La question du cumul de l'impôt sur les sociétés et de l'impôt sur les dividendes versés est souvent posée.

L'un et l'autre, en effet, taxent successivement le même accroissement de richesse des actionnaires : le premier taxe le bénéfice de l'entreprise, le second la part de ce même bénéfice distribuée aux actionnaires. Ainsi, avec un taux d'IS (impôt sur les sociétés) de 33%, et un taux d'imposition des dividendes de 50%, la part des bénéfices distribués serait au total taxée à 67 % (vous pouvez vérifier le calcul).

Je pense néanmoins qu'il est justifié de dissocier totalement le sujet de la fiscalité des entreprises de celui des actionnaires. L'une des raisons est que le taux d'imposition réel des entreprises, en particulier les plus grosses, est souvent très inférieur au taux normal de l'IS en France. Ainsi, compte tenu en outre du fait que les bénéficiaires de ces revenus se situent en moyenne dans le haut de l'échelle des revenus, il me semble juste de taxer les dividendes au même taux que les revenus du travail, sans tenir compte du fait que l'entreprise a déjà été taxée une première fois sur le même "objet".

Dans le même ordre d'idées, il est logique et juste d'assimiler fiscalement les plus-values à des revenus du capital. Par exemple, une société peut choisir de distribuer son bénéfice (dividendes) ou de le conserver, accroissant ainsi la valeur de l'entreprise : il n'y a aucune raison de traiter différemment les flux correspondants d'un point de vue fiscal. Les plus-values (y compris celles sur la résidence principale ...), dès lors qu'elles sont réalisées, doivent donc être traitées fiscalement comme les autres revenus.
Au passage, et pour les mêmes raisons, il n'y a aucune justification - et il y a nombre d'effets pervers - à taxer davantage les entreprises sur la part distribuée de leurs bénéfices que sur la part non distribuée (voir aussi ici). Distribués aujourd'hui, ou conservés pour constituer les plus-values de demain, les bénéfices de l'entreprise (qui supporte pour sa part l'IS) finiront par constituer un revenu pour ses actionnaires, qui sera taxé in fine soit en tant que dividende, soit en tant que plus-value.

Faut-il taxer comme des revenus les "loyers économisés" par les propriétaires de leur logement ?

Je n'avais personnellement jamais imaginé, avant la lecture du livre de Piketty et al., qu'on pût légitimement taxer des revenus virtuels. Or les auteurs de ce livre, non sans raisons, considèrent que les loyers économisés par les propriétaires de logements devraient être intégrés dans l'assiette des revenus du capital.

La justification en est la suivante. Le propriétaire de sa résidence principale ne touche pas de loyers, donc pas de revenus, au titre de son capital. En compensation, il ne paie pas de loyers. Supposons que son voisin, propriétaire d'un bien identique, ait choisi de le mettre en location, et qu'il soit locataire (pour un loyer équivalent à celui qu'il perçoit) du logement qu'il occupe. Le second paierait ainsi l'impôt sur les loyers qu'il perçoit, et pas le premier. Est-ce "équitable" ? Est-ce économiquement justifié ? Il me semble bien que la réponse à ces deux questions soit "non".

Je ne trouve donc pas choquante l'idée de taxer come un revenu le loyer qu'un propriétaire évite de se payer à lui-même. C'est en tout cas une idée qui va dans le sens de la neutralité fiscale : pourquoi en effet celui qui investit dans un logement pour en faire sa résidence principale bénéficierait-il d'un traitement fiscal plus favorable celui qui investit dans le même logement pour le louer, ou dans un autre actif qui génère des revenus ?

Ce traitement privilégié est probablement le résultat d'une volonté politique d'encourager les Français à devenir propriétaires de leur logement. Est-ce souhaitable de forcer ainsi la nature par la fiscalité ? Est-il invraisemblable, par exemple, que cette politique ait contribué à la hausse excessive du prix des logements ces dernières années ? Une telle politique ne constitue-t-elle pas un frein à la mobilité géographique ? Ne vaudrait-il pas mieux que la fiscalité reste neutre entre les propriétaires de leur logement et les autres ?

Bien que propriétaire moi-même de mon logement (c'est dire jusqu'où va mon honnêteté !), j'en suis donc arrivé à l'idée que l'absence de taxation de ce "revenu virtuel" est effectivement une anomalie. Anomalie qui s'ajoute aux nombreuses mesures fiscales dérogatoires, et à mon avis injustes (les plus riches en sont les principaux bénéficiaires), injustifiées (car elles n'ont pas d'effet significatif sur la construction de logements) et perverses (car elles contribuent à mon sens à alimenter la hausse des prix de l'immobilier), au bénéfice des propriétaires de leur résidence principale, comme par exemple le traitement de faveur dont ils bénéficient pour le calcul des taxes sur les plus-values ou pour celui de l'ISF.

(Suite)

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