dimanche 22 mai 2011

La fiction de la présomption d'innocence


Article 9-1 du code civil :

"Chacun a droit au respect de la présomption d’innocence. Lorsqu’une personne est, avant toute condamnation, présentée publiquement comme coupable de faits faisant l’objet d’une enquête ou d’une instruction judiciaire, le juge peut, même en référé, sans préjudice de la réparation du dommage subi, prescrire toutes mesures, telles que l’insertion d’une rectification ou la diffusion d’un communiqué, aux fins de faire cesser l’atteinte à la présomption d’innocence, et ce aux frais de la personne, physique ou morale, responsable de cette atteinte."
Ce qu'il est convenu d'appeler l'"affaire DSK" aura été à de multiples égards, par les réactions qu'elle a suscitées, un révélateur : de l'extraordinaire facilité avec laquelle s'est répandue la fable, lancée par quelques uns, de la prétendue supériorité du système judiciaire français sur l'américain ; de l'invraisemblable ampleur du machisme ambiant en France ; du sidérant aveuglement, et de l'inconsciente, mais pas moins indécente pour autant, solidarité de classe, d'une grande partie des élites intellectuelles françaises, y compris celles dont on attendait des paroles justes (je pense à Jean Daniel ou à Robert Badinter) ... Voir par exemple ici .

Cette affaire a été aussi le révélateur de la profonde hypocrisie qui entoure la fameuse règle, propre au droit français dans sa forme - mais commune à l'ensemble des démocraties dans le fond - de la "présomption d'innocence". Je dis "commune à l'ensemble des démocraties", car dans aucune démocratie n'est mis en doute le principe selon lequel un accusé ne peut être déclaré coupable qu'après un procès contradictoire qui emporte l'intime conviction des juges ou des jurés de sa culpabilité.

Bien entendu, avant de m'exprimer sur le sujet, je dois prononcer les paroles rituelles, sous peine de risquer la condamnation pénale : DSK est présumé innocent. J'ajoute, même si je ne courrais aucun risque pénal en l'omettant : la jeune femme qui l'accuse est présumée victime.

Et voici justement le coeur du paradoxe : si la femme est présumée victime, et présumée sincère, celui qu'elle accuse nommément peut-il être autrement que présumé coupable ?

"Présumé coupable", voilà une expression qui n'a plus cours, officiellement, en France. Dans la même veine, celle du refus de la vérité des mots, on a remplacé depuis 1993 dans le droit français le terme d'"inculpation" par celui, supposé moins violent, de "mise en examen". Inculpation, de la même racine que coupable, du latin culpa, la faute : le mot disait bien la présomption de culpabilité.

Le mot a donc changé, mais pas la chose qu'elle désigne. L'article 80-1 du Code de Procédure Pénale dit ceci : "A peine de nullité, le juge d'instruction ne peut mettre en examen que les personnes à l'encontre desquelles il existe des indices graves ou concordants rendant vraisemblable qu'elles aient pu participer, comme auteur ou comme complice, à la commission des infractions dont il est saisi."

Il est difficile d'écrire plus explicitement qu'une mise en examen suppose une présomption de culpabilité. Est donc mis en examen, en France comme en Amérique, un présumé coupable. La différence, c'est qu'en France on n'a pas le droit de le dire publiquement, et c'est à peine si on a le droit de le penser : celui qui est présumé coupable par le juge d'instruction doit être présumé innocent par le peuple.

Ainsi, la règle de la présomption d'innocence est censée s'appliquer à partir du moment même où la personne concernée est précisément présumée coupable, ou tout au moins qu'il existe des présomptions suffisantes de sa culpabilité pour qu'elle soit mise en examen.

Bien évidemment, personne n'est dupe de cette fiction légale : ni les citoyens, qui n'ont pas besoin de mots codés pour croire ce qu'ils veulent et comprendre ce qu'ils peuvent ; ni les politiques, qui se jettent mutuellement le mot à la figure lorsque l'un des leurs est suspecté (suspecté, mais présumé innocent, bien sûr). Bien évidemment, cette fiction ne protège personne, dès lors que la mise en examen, s'agissant d'une personne exerçant des responsabilités importantes, est publique. On pourrait en conclure que c'est sans importance. Je ne le crois pas : comme le disait Confucius (*), lorsqu'une société a si peur des mots qu'elle refuse de désigner les choses par leur nom, c'est qu'elle est vraiment mal en point.

J'ajouterai que les efforts considérables que déploie le système policier et judiciaire américain pour protéger la victime présumée de la curiosité malsaine de toute la presse - efforts précisément justifiés par le fait que cette femme, contrairement à DSK, n'est pas une personnalité publique - méritent notre admiration.

(*) "Si les dénominations ne sont pas exactes, alors les instructions qui les concernent n'y répondent pas comme il convient. ... les peines et les supplices n'atteignant pas leur but d'équité et de justice, alors le peuple ne sait où poser sûrement ses pieds et tendre ses mains." Confucius, Entretiens philosophiques, traduit du chinois par M. G. Pauthier.

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