samedi 21 mai 2011

Nouvelles considérations sur la fiscalité (suite et fin provisoire)

Les considérations qui suivent m'ont été inspirées notamment par l'ouvrage de Landais, Piketty et Saez Pour une révolution fiscale (voir aussi le site éponyme), par les propositions des partis politiques français, et par les débats qui les ont entourés.

Ce billet est le troisième (et dernier, pour l'instant) de la série (voir ici le précédent).


Le système du "quotient familial" pour le calcul de l'impôt sur de revenu est-il équitable ?

Les spécialistes distinguent, à juste titre, le traitement fiscal des couples (ce qu'ils appellent le système du "quotient conjugal"), et celui des enfants à charge.

Le "quotient conjugal"
Le principe fiscal de traitement des couples en France, comme en Allemagne ou en Belgique (mais contrairement à la Grande-Bretagne, où l'impôt est individuel), consiste à permettre à deux personnes vivant en couple (mariés ou pacsés) de faire une déclaration commune de revenus : le couple est alors imposé comme si chacun des partenaires bénéficiait de la moitié de ce revenu global.

Par construction, ce système ne change rien (en comparaison à des impositions séparées) dès lors que les deux partenaires sont dans la même tranche de revenus. Il bénéficie en revanche aux couples dont les revenus sont fortement inégaux, le bénéfice étant maximal (toujours en comparaison à des impositions séparées, et à supposer qu'il n'existe aucun mécanisme correctif par ailleurs) pour un couple dont l'un des partenaires n'a pas de revenus.

Ce système est-il injuste ? Piketty et ses co-auteurs prétendent que oui, au motif principal qu'il consisterait "à traiter les femmes comme un revenu d'appoint". Il me semble que ce sont les auteurs, et non le système fiscal, qui les traitent ainsi. Partant du postulat que l'homme est l'apporteur primaire de ressources du couple, et que le revenu de la femme doit être considéré comme secondaire par rapport à celui de l'homme, ils en concluent que le système taxe lourdement le travail des femmes. Curieux postulat, pour des gens qui se veulent progressistes ! Si l'on remet les choses dans le bon ordre, celui de l'égalité entre hommes et femmes, et que l'on considère le travail de la femme non plus comme un appoint à celui de l'homme, mais comme une contribution, au même rang que celui de l'homme, aux revenus du couple, alors l'argument tombe comme un fruit pourri.

Une fois écarté cet argument fallacieux, la question reste néanmoins pertinente : est-il "juste" qu'un couple dont les revenus sont inégaux soit moins imposé que si les deux partenaires déclaraient leurs revenus séparément ? J'ai du mal, pour ma part, à y voir une injustice. On peut, par exemple, se référer au régime matrimonial le plus courant, celui de la communauté de biens réduite aux acquêts. Dans ce régime, les revenus de l'un des époux peuvent notamment être saisis pour le paiement d'une dette contractée par l'autre. Cela illustre bien l'existence présumée d'une mise en commun des ressources du couple, et me semble justifier le principe d'une imposition commune sur la base d'un revenu supposé partagé à parts égales (ce qui correspond de fait à la pratique courante, au moins pour les couples que je connais).

Au-delà de la question de la justice, les spécialistes considèrent souvent que ce système, en favorisant les couples à un seul revenu, n'encourage pas, en pratique, le travail des femmes (car il n'est pas contestable que, statistiquement, il y a aujourd'hui plus de femmes au foyer que d'hommes dans la même situation, au moins lorsqu'il s'agit d'une situation choisie et non subie). Cet argument me semble plus sérieux. Mais il faut prendre aussi en considération, à l'inverse, le fait que ce même système aide les couples dont l'un des partenaires est au chômage !

Je ne vois donc aucune bonne raison pour modifier le système fiscal français sur ce point.

La prise en compte des enfants à charge
Le "quotient familial", qui se traduit par une réduction du taux d'imposition en fonction du nombre d'enfants, peut apparaître à la fois comme un instrument de justice, puisqu'il allège la fiscalité de ceux qui supportent une charge plus élevée en élevant des enfants, et comme un instrument d'injustice, parce qu'il l'allège d'autant plus que leurs revenus sont plus élevés (jusqu'à une certaine limite il est vrai).

Il faut en réalité inclure dans l'analyse à la fois l'effet du quotient familial et celui des diverses prestations familiales (allocations familiales, allocation de rentrée scolaire, complément familial, etc.). L'existence de conditions de ressources pour bénéficier de certaines de ces prestations corrige en partie le caractère inéquitable du quotient familial. Il reste néanmoins que, pour les 10% de revenus les plus élevés, le total des avantages liés aux enfants est supérieur à celui dont bénéficient, en moyenne, les catégories moins favorisées. Est-ce juste ? Il me semble que non : la justice, dans ce cas, me semblerait consister à rendre le montant des avantages liés aux enfants indépendant du niveau de revenu.

On trouvera sur ce site une intéressante étude comparative des politiques familiales respectives de la France et de l'Allemagne.

Cet autre site, duquel j'ai tiré le dessin qui illustre ce billet, présente une intéressante analyse de la politique familiale en Belgique. Il pose notamment, sans le trancher, le débat entre les tenants du quotient conjugal et ceux de l'individualisation de l'imposition sur les revenus.

La TVA est-elle un impôt équitable ?

Les impôts sur la consommation (essentiellement la TVA et la Taxe Intérieure sur les Produits Pétroliers, ou TIPP) représentent en France environ 220 milliards d'euros par an (dont 16 milliards pour la TIPP). Par comparaison, l'Impôt sur le Revenu ne produit "que" 50 milliards d'euros, la CSG 95 milliards, et l'impôt sur les bénéfices des sociétés 60 milliards.

L'ensemble de ces taxes constitue un prélèvement sur les revenus d'autant plus important, en proportion, que la part des revenus consacrée à la "consommation" est importante (malgré l'application d'un taux réduit aux produits alimentaires par exemple).

Il s'agit donc d'un impôt globalement dégressif en proportion du revenu, ce qui peut être considéré comme inéquitable. C'est a fortiori le cas si on distingue la part subie de ce prélèvement, celle qui porte sur les consommations dont on ne peut pas se passer (alimentation, produits ménagers, habillement, énergie, carburant, ...), et la part choisie, celle qui porte sur les consommations de confort : la première part est de loin la plus inéquitable.

Cette inéquité n'est sans doute pas évitable, compte tenu des contraintes (notamment européennes) qui pèsent sur les évolutions potentielles de la TVA. Il serait néanmoins souhaitable :

• d'éviter d'aggraver cette inéquité (ce qui serait le cas si on augmentait le taux de la TVA, ou si on alourdissait la fiscalité des produits énergétiques, notamment par la création d'une "taxe carbone")

• de s'assurer que les autres éléments de la politique fiscale ou sociale (dégrèvements, prestations sociales pour les plus bas revenus, ...) la compensent correctement.
(Sur le thème des prélèvements obligatoires, voir par exemple ce site)

Et pour conclure, au moins provisoirement

Le temps me manque (et le courage aussi) pour faire le tour, même succinctement, des innombrables questions que soulèvent la fiscalité en général, et le livre de Piketty et al. en particulier.

A l'issue de ce court tour d'horizon, je suis néanmoins arrivé à deux conclusions :

• la première, c'est que rien, dans le système fiscal actuel français, ne justifie une "révolution", parce que tous les instruments existent pour rendre le système plus équitable, pour peu que la volonté politique soit là ;

• la seconde, c'est que la prétendue "révolution fiscale" proposée par Landais, Piketty et Saez, non seulement n'élimine en aucune façon les sources d'inéquité du système actuel, mais conduirait d'une part à en créer d'autres, d'autre part à engendrer des incohérences et des complexités telles que le système deviendrait très rapidement ingérable et insupportable.
Bien sûr, on peut regretter la complexité du système actuel. Ce serait tellement bien si on pouvait faire table rase du passé, et construire à partir de rien un système idéal ! Mais ne rêvons pas : ça ne marche pas. Soyons réalistes, c'est la meilleure façon d'éviter les désastres.

Nota. Pour des chiffres et des analyses détaillées de la fiscalité française et de ses effets redistributifs, on peut se référer au rapport de mai 2011 du Conseil des Prélèvements Obligatoires (411 pages !).

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire