samedi 7 décembre 2013

Le haïku, un art du presque rien ...

... ou quand le temps s'immobilise


Le haïku était pour moi, jusqu'à il y a peu, un objet curieux mais totalement dénué d'intérêt : trois courtes lignes sans rime ni mesure, décrivant le plus souvent de façon banale des choses banales de la vie ou de la nature. Et j'avais peine à y voir de la poésie.

Un des avantages du haïku, c'est que c'est vite lu. Ayant eu en main le livre de Corinne Atlan et Zéno Bianu intitulé Haiku : anthologie du poème court japonais (publié chez Gallimard), je l'ai donc parcouru rapidement. Et je me laissé prendre au charme discret de ces courts textes d'apparence si modeste. Vite lus, sans doute, mais il en est qui résonnent longtemps, si on les laisse résonner.

Voici, en quelques mots, ma compréhension de cette chose étrange, minimaliste et attachante. Point de vue purement subjectif d'un promeneur curieux égaré dans un univers inconnu.

L'origine et la forme du haïku

Les origines du haïku remontent au Japon du XVIIème siècle (on trouve plein d'informations sur Wikipedia, mais aussi sur le blog, très riche, de Dominique Chipot).

Sa construction repose sur quelques règles simples : il est constitué de trois parties (écrites généralement sur une seule ligne en japonais, et tout aussi généralement sur trois lignes dans les autres langues), de respectivement 5, 7 et 5 temps (ces temps, ou "mores", sont plus ou moins assimilables à nos syllabes), séparées entre elles par une légère pause ; les choses, vues ou entendues, sont désignées par des mots simples et concrets ; le poème comporte un mot qui fait référence à un moment déterminé du cycle de la nature (le "mot-saison", ou "kigo") ; enfin, il s'articule autour d'une césure ("kireji"), qui sépare deux images différentes que le haïku met en relation, en les rapprochant ou en les opposant.

Les haïkistes japonais se sont néanmoins accordé progressivement de plus en plus de libertés avec les règles d'origine du haïku, tout restant fidèles à son esprit.

L'esprit du haïku

Mais de quoi cet esprit du haïku est-il fait ?

Le haïku est d'abord une image, visuelle ou sonore. Un "instantané", comme on disait jadis pour désigner une photographie. Un fragment d'espace et de temps immobilisés.

Le jeu du soleil
sur le tronc du chêne -
le temps d'un bonheur.
 
Eugène Guillevic

Cette image n'est jamais un plan large : c'est un détail. Pas un détail original, ou décoratif, ou pittoresque, ou anecdotique. Plutôt un détail ordinaire, une image on ne peut banale : une feuille qui tombe, un papillon qui vole, le reflet de la lune dans une flaque, ou celui des passants dans une aubergine sur un étal, un homme qui bêche ...

Bêchant la rizière
un homme retourne
son ombre.

Midorijo Abe

Cet événement minuscule, saisi à la volée, ne signifie rien par lui-même : c'est par la réverbération de cette image dans le temps ou dans l'espace, par l'écho que renvoie d'elle le reste du monde, qu'il trouve un sens. Il est une parcelle de la globalité du monde, qui entre en résonance avec lui.

Beaucoup de monde
se reflète ce matin
dans les aubergines.

Kiyoko Uda

Au sein de ce monde, dans lequel sont immergés ensemble l'observateur et la chose observée, le haïku est l'instant d'une rencontre, unique comme chaque instant, entre quelque chose qui passe et ce qui demeure, une "collision d'éphémère et d'éternité", selon la formule de Corinne Atlan et Zéno Bianu. Une collision, comme celles que les physiciens cherchent à observer dans les accélérateurs de particules : une rencontre microscopique, qui ne dure qu'un infime fragment de seconde, mais qui contribue à donner du sens au monde visible comme à l'invisible.

Un fil d'araignée
relie le royaume céleste
à ce monde.
 
Tsubaki Hoshino

Le haïku est de l'ordre de l'émotion : c'est en cela qu'il relève de la poésie. L'émotion de son auteur, spectateur surpris, ou émerveillé, de la scène. Et celle du lecteur. Mais cette émotion n'est jamais décrite en tant que telle : le texte du haïku tient au contraire l'émotion à distance, prenant l'apparence du détachement le plus complet. L'émotion naît simplement de l'image, et plus encore de la vibration qu'elle engendre.

Une fleur tombée
remonte à sa branche -
non, c'est un papillon !
 
Moritake

A l'origine, il semble que le haïku ait été plutôt du côté des émotions joyeuses. Je ne sais pas si les haïkus japonais dont j'ai lu les traductions constituent un échantillon représentatif, ou s'ils ne sont que le reflet de l'état d'esprit de ceux qui les ont choisis : mais, même s'il existe des haïkus joyeux, c'est la mélancolie qui domine, voire une tristesse profonde. Tristesse, sans doute, à l'idée du temps qui s'enfuit, irrémédiablement. La mort, d'ailleurs, y est assez souvent présente - pas comme un drame, mais plutôt comme un événement inévitable de l'ordre naturel des choses.

Douce journée -
un de nous deux
sera seul un jour.
 
Momoko Kuroda

Triste ou joyeuse, l'émotion que provoque le haïku est, souvent, celle de la beauté. Le haïku est le reflet de cet émerveillement qu'on ressent parfois devant la beauté du monde révélée dans ses instants, ou ses détails, les plus ordinaires.

Que n'ai-je un pinceau
qui puisse peindre les fleurs du prunier
avec leur parfum!

Shoha

Le haïku est de l'ordre de la contemplation, c'est-à-dire de l'éveil, du consentement et de l'abandon. L'auteur du haïku s'efface devant le monde qu'il observe, ou plutôt : il laisse, en toute conscience et lucidité, le monde pénétrer en lui. Et le lecteur, à son tour, fait de même.

Le fil se détend -
maintenant le cerf-volant
est une portion de ciel.
 
Miyoko Hashimoto

Le haïku est de l'ordre de l'universel. Lorsque le haïku dit "je", ce qui est assez fréquent, ce "je" n'est pas (ou pas seulement) le "moi" de l'auteur, mais un "je" qui pourrait être n'importe qui.

J'arrose
pensant pouvoir
vivre encore.
 
Toshiko Tonomura

Mais le haïku est en même temps de l'ordre de l'intime : celui de l'auteur, celui du lecteur, et celui des objets. En se limitant à un tout petit nombre de mots, il ne révèle, à première vue, presque rien de son auteur, et laisse le lecteur complètement libre d'en inventer le sens. De ce qui environne le fragment de réalité décrit par le haïku, de l'émotion qu'il suscite en lui, l'auteur ne dit rien : c'est au lecteur, à partir de ces quelques mots, d'éprouver des émotions qui lui seront propres ; de dévider, à partir d'une simple image, le fil de son propre univers.

Un papillon d'hiver
aux ailes déchirées
voltige toujours.
 
Kazué Asakura

Le haïku ne raisonne pas : il résonne. Comme un diapason : le choc léger d'un bout de métal sur un coin de table, une toute petite note, et c'est l'air tout entier qui entre en vibration, et qui vibre encore bien longtemps après que le bruit initial a cessé. Ou, pour reprendre le thème d'un haïku célèbre du "maître" Bashô, comme le "ploc" que fait une grenouille qui saute dans l'étang, et dont la vague s'étend doucement jusqu'à animer toute la surface de l'eau.

La cloche de bois
et dans l'intervalle
le chant du coucou.
 
Uko

Le haïku, cet art du presque rien, est sans doute la forme de poésie la plus proche du silence. Juste à côté du silence. La première après le silence ? Plutôt : la dernière avant le silence.

-oOo-

Sources et références

Haiku : anthologie du poème court japonais, Corinne Atlan et Zéno Bianu, Gallimard
Du rouge aux lèvres : Haijins japonaises, Dominique Chipot et Makoto Kemmoku, Points
Wikipedia
Blog de Nekojita
Blog de Dominique Chipot
Théorie et pratique du haïku
Haïkus sans frontières
Le haïku
Haïku and Co, André Duhaime

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