samedi 26 mai 2012

George P. Pelecanos, l'Amérique en noir et blanc

Je ne connaissais pas Pelecanos avant de lire ces deux romans, Blanc comme neige et Tout se paye, parus respectivement en 2002 et 2003. Je ne regrette pas de les avoir lus : Pelecanos est un très bon romancier, de ceux qui changent votre façon de voir les choses et les gens.

Les personnages principaux, ce sont Derek Strange, un ancien policier noir reconverti en détective privé, et Terry Quinn, un ancien policier blanc exclu de la police suite à une "bavure", et dont Strange va faire son associé.
Le décor, c'est Washington DC, la capitale des Etats-Unis d'Amérique, la ville de la Maison Blanche et du Congrès. Et pourtant ce n'est pas la même ville. " Les gens dont je parle dans mes livres se foutent de la Maison Blanche. La capitale fédérale est invisible pour eux", dit Pelecanos dans un interview. "[...] ne jamais en parler, c’est en quelque sorte [...] une manière de dire que la politique nationale américaine ne concerne pas la vie quotidienne des gens."
Le Washington de Pelecanos, c'est "chocolate city", comme la surnomment les Américains : c'est la ville dont la majorité des habitants sont des Noirs. Et ce qui l'intéresse, lui qui a grandi, et vit toujours, dans cette ville, c'est justement les gens : comment ils vivent dans cette ville profondément imprégnée par la violence, le racisme, la pauvreté, la drogue. Comment ils peuvent vivre malgré tout.



On peut facilement imaginer que les amateurs de romans policiers soient un peu désarçonnés : l'intrigue policière, qui n'apparaît parfois que très tard dans le roman, est au fond secondaire.
Ou plutôt, l'intrigue policière n'est que le prétexte à la représentation de ce monde que décrit Pelecanos : un monde de ghetto, de ségrégation sociale, de violence. Un monde où le trafic de la drogue est partout et pourrit tout, à la fois le seul moyen de devenir riche et la source de toutes les violences, de tous les déchirements et, surtout, de toutes les déchéances. On peut sans doute difficilement peindre plus crûment, et plus douloureusement, les ravages de la drogue sur une société et sur les individus qui la composent.

A travers les histoires qu'il raconte, Pelecanos parle du racisme. Sans complaisance, sans ambiguïté, mais en évitant le regard moralisateur qu'on se donne souvent à peu de frais sur cette question. Il montre que le racisme, dans cette ville à majorité noire, mais dans laquelle les Noirs constituent la frange la plus pauvre de la population, imprègne les mentalités et les comportements des hommes et des femmes, noirs ou blancs, au plus profond d'eux-mêmes, bien au-delà de ce qu'ils croient ou de ce qu'ils pensent.
"Peut-on savoir ce qu'il y a au fond du cœur d'un être humain, quel qu'il soit ?" s'interroge Juana, la petite amie métisse du blanc Terry Quinn, quand ce dernier, reprenant inconsciemment un stéréotype raciste, se moque de son ami noir Derek Strange en train de faire briller les chromes de sa Cadillac.
Quant à ce même Terry Quinn, il n'est pas dupe de lui-même : "S'il avait abordé Juana [sa petite amie métisse], [il savait que] c'était pour se prouver quelque chose à lui-même et le proclamer à la face du monde". Et il reste convaincu au fond de lui, bien que les faits semblent l'absoudre, que c'est bien parce que ce dernier était noir qu'il a, lorsqu'il était flic, tiré sur l'homme qui le menaçait de son arme.
Pelecanos entraîne d'ailleurs le lecteur dans ce piège : lorsqu'un personnage apparaît, il est souvent présenté comme noir ou blanc, mais parfois pas. Et c'est alors le lecteur qui cherche à deviner la couleur de sa peau : comme si la communauté d'appartenance était un déterminant essentiel de l'individu. Et Pelecanos laisse entendre que, dans le monde réel, en tout cas dans cette ville où la loi est surtout celle de la jungle, c'est bien le cas.
Pelecanos parle du sentiment de culpabilité. Peut-être est-ce même le thème principal de ses romans. Peut-être même la raison pour laquelle il les écrit.
Strange se sent coupable vis-à-vis de la femme qu'il aime, et de l'enfant de cette dernière. Parce qu'il lui arrive de tromper la première. Parce qu'il sait que le second a besoin d'un père et que c'est lui, et personne d'autre, qui doit jouer ce rôle, mais qu'il a du mal à accepter de renoncer à sa liberté pour le faire.
Il se sent coupable, encore, d'avoir jadis, lorsqu'il était policier, tué le père d'un caïd de la pègre qu'il retrouve sur sa route. "Oliver [c'est le nom du truand] avait un sérieux handicap au moment de sortir de la cité. Sa mère était junkie. Il n'avait jamais connu son père. Et j'y étais pour quelque chose", se dit-il pour justifier le fait qu'il a une dette vis-à-vis de lui.
Quinn se sent coupable. D'être ce qu'il est, un Blanc presque ordinaire dans un monde de Noirs, et qui est persuadé, mal gré qu'il en ait, qu'une trace de racisme reste imprimée, comme indélébile, tout au fond de lui. De s'être menti à lui-même sur les raisons qui l'ont conduit à séduire sa petite amie, et de lui avoir menti par la même occasion. D'avoir tué cet homme qui le menaçait, peut-être seulement, comment savoir vraiment, parce qu'il était noir.
Peut-être Pelecanos cherche-t-il, dans ses romans, à se libérer de son propre sentiment de culpabilité : il a lui-même, dans sa jeunesse, failli tuer accidentellement un homme d'un coup de pistolet. Peut-être se sent-il coupable aussi de sa réussite personnelle, si formidablement conscient qu'il est de la misère du monde duquel il s'est en quelque sorte échappé. Et sans doute d'autres choses encore ...
Pelecanos parle de rédemption, et d'espoir. Le métier qu'exerce Derek Strange le place dans une position privilégiée pour comprendre à quel point la société dans laquelle grandissent les gamins noirs des cités leur laisse peu de chances d'échapper au destin commun : celui du petit, ou du grand, banditisme. Et pourtant il ne s'y résigne pas. "Il faut toujours que vous essayiez de sauver le monde entier !", lui dit le caïd à qui il tente de soustraire un jeune garçon qu'il a pris à son service. "Non, pas le monde entier", se contente-t-il de répondre. Oui, il veut sauver ces enfants, ou au moins quelques uns, car il ne se fait pas d'illusions. C'est pour cette raison aussi qu'il entraîne, le soir après son travail, une équipe de jeunes footballeurs : dans l'espoir que quelques uns soient sauvés.
Et à ceux qui sont tombés dans l'enfer de la drogue, même s'il sait bien qu'on n'en revient jamais complètement, il veut encore donner une chance de gagner un peu de bonheur : c'est ainsi qu'il se bat, et risque sa vie, pour ramener à sa mère une jeune droguée tombée sous la coupe de la pègre.
Pelecanos parle de morale. Certes Derek Strange n'est pas un saint : c'est juste quelqu'un de bien. "On n'échange pas la vie d'un innocent contre celle d'un coupable", se justifie-t-il  face au truand qui lui demande de lui livrer les assassins de son fils avant de les dénoncer à la police, en échange de la "libération" du jeune garçon qu'il emploie. "Ca ne me plaît pas d'écraser du pied la figure de quelqu'un qui est à terre, et je ne veux pas que tu le fasses non plus" dit-il à l'un des jeunes qu'il entraîne pour lui expliquer pourquoi il l'a empêché de marquer un dernier essai face à une équipe dominée.
Mais Pelecanos parle aussi, tout simplement, des choses ordinaires de la vie : d'amour  (il décrit avec beaucoup de tendresse l'amour profond que Strange porte à Janine, ainsi qu'à son fils Lionel, comme celui du même Strange pour sa mère) ; d'amitié (en particulier celle qui unit Strange et Quinn, ce couple de hasard que tout aurait dû séparer, y compris (surtout ?) la couleur de peau, et qui sont habités par ce souci de l'autre qui est la marque de l'amitié) ; de bagnoles (Pelecanos, comme ses personnages, aime parler des voitures, de leur marque, de leur type, de leur couleur, de leurs performances) ; de musique surtout : presque tous les personnages écoutent de la musique, d'Otis Redding à Toni Braxton en passant par Bruce Springsteen, Stevie Wonder et quantité d'autres ; et tous les albums qu'écoutent les personnages sont soigneusement répertoriés à la fin de chaque livre ...
Les romans de Pelecanos sont bien plus que des romans policiers. " Pour écrire, il faut [...] avoir vu le monde, sa saleté, sa beauté, il faut avoir vécu, tout simplement", dit-il pour expliquer son travail. Mais Pelecanos nous entraîne à aimer les gens qu'il peint, tels qu'ils sont plus que tels qu'ils devraient être. Il nous amène à continuer à croire que quelques uns au moins peuvent être sauvés, et que ça vaut la peine d'essayer.
Il y a des salauds dans les romans de Pelecanos : mais il leur trouve presque toujours, sinon une excuse, du moins des circonstances atténuantes. Il n'y a rien de "politiquement correct", rien de caricatural, rien de misérabiliste, rien d'angélique, rien de moralisateur. Mais comment, au fond, peut-on en vouloir vraiment à ceux qui ont eu le malheur de naître où ils sont nés et qui n'ont tout simplement pas pu échapper à leur destin ? Comme le dit à Strange l'un des personnages : "Mon exécution, ils la feront avaler sans peine à l'opinion publique, et elle n'empêchera personne de dormir. Parce qu'il ne s'agit que d'un négro qui a descendu d'autres négros à Washington. Ce qui aux yeux de l'Amérique n'a rien d'une perte."

On sort de la lecture de ces romans un peu sonné par l'image extraordinairement sombre et violente que Pelecanos donne à voir, celle d'une société gangrenée par le racisme et enfermée dans la drogue et son trafic. On devrait s'en trouver totalement désespéré. Et pourtant, dans cette Amérique si profondément marquée par la couleur de la peau, personne, au fond, n'est ni vraiment blanc, ni vraiment noir (comme Pelecanos lui-même, fils d'immigrant grec). On trouve encore de l'humanité sous la misère et la violence : il suffit de la chercher, et d'y croire.

On en sort, comment dire, un peu plus lourdement lesté de la gravité du monde réel, mais en même temps un peu plus léger.

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