samedi 28 janvier 2012

Les discours contre "le monde de la finance" : de Zola à Hollande en passant par Mitterrand ... et Drumont


"Dans cette bataille qui s'engage, mon véritable adversaire n'a pas de nom, pas de visage, pas de parti, il ne présentera jamais sa candidature et pourtant il gouverne. Cet adversaire, c'est le monde de la finance."
Dans le discours prononcé par François Hollande au Bourget le 22 janvier, cette déclaration de guerre aux accents martiaux a marqué les esprits.

François Hollande n'est pas le premier à stigmatiser l'argent et son pouvoir, c'est même une figure imposée pour tout homme politique de gauche. Il m'a paru intéressant de le confronter à quelques uns de ses prédécesseurs dans cet exercice.

Mais pas seulement ceux de gauche. Car derrière le parfum un peu suranné de la phraséologie radicale-socialiste fleurant bon la Troisième République, c'est un autre effluve qui me revient en mémoire, ou plutôt un remugle à l'arrière-goût de nausée ...


Mitterrand (1971)

François Mitterrand, au Congrès du Parti Socialiste d'Epinay en 1971, déclarait : "Le véritable ennemi, j'allais dire le seul, [...] c'est [...] les puissances de l'argent, l'argent qui corrompt, l'argent qui achète, l'argent qui écrase, l'argent qui tue, l'argent qui ruine, et l'argent qui pourrit jusqu'à la conscience des hommes !

On sait ce qu'il est advenu de cette promesse, notamment au cours de la présidence de François Mitterrand, une période que certains, non sans raison, ont appelé "les années fric". On sait la proximité que Mitterrand avait avec certains hommes d'argent. On s'étonne encore, rétrospectivement, qu'il ait pu prendre comme ministre Bernard Tapie, un des symboles de l'abaissement moral de cette décennie.

C'était certes de la démagogie. Mais son discours n'avait pas seulement du souffle, et de la tenue, il avait du sens.

Mitterrand dénonçait l'argent non pas pour ce qu'il était, ni en tant que symbole : il le dénonçait pour ses effets destructeurs sur les gens. Je ne crois pas que Mitterrand ait jamais dit qu'il n'aimait pas les riches, ni qu'il méprisait l'argent. Ce qu'il disait, avec force et avec style, ne pas aimer, c'était la perversion de l'usage de l'argent. J'ignore jusqu'à quel point il était sincère - mais je crois qu'il l'était, d'une certaine façon.

Quoi qu'il en soit son discours était juste sur le fond, et sonnait juste.


Herriot (1924) et Daladier (1934)

Sous la Troisième République, le pouvoir de l'argent a été largement mis en accusation par les gouvernements radicaux, qui lui ont attribué leurs échecs.

En 1926, Edouard Herriot accusait le "mur de l'argent" d'être responsable de la faillite économique du Cartel des Gauches (qui avait gagné les élections de 1924), de la crise du franc et de sa défaite électorale. Raymond Poincaré, prenant la relève du Cartel des Gauches, entérinera la dévaluation du franc et reviendra à la rigueur financière.

Le parallèle entre la situation de cette période et la nôtre serait d'ailleurs tout à fait intéressant : il me semble qu'on y trouverait nombre des ingrédients à l'origine de la crise actuelle, de l'inconséquence dans la gestion des finances publiques aux effets amplificateurs de la spéculation financière en passant par la monétisation de la dette des Etats par l'émission de monnaie. Mais je laisse cet exercice aux économistes et aux historiens.

Dix ans plus tard, en 1934, au Congrès Radical de Nantes, Edouard Daladier, qui n'était pas encore l'"homme de Munich", désignait du doigt les "deux cents familles" :
"Deux cents familles sont maîtresses de l'économie française et, en fait, de la politique française. Ce sont des forces qu'un État démocratique ne devrait pas tolérer, que Richelieu n'eût pas tolérées dans le royaume de France. L'influence des deux cents familles pèse sur le système fiscal, sur les transports, sur le crédit. Les deux cents familles placent au pouvoir leurs délégués. Elles interviennent sur l'opinion publique, car elles contrôlent la presse".

Zola (1891)

Emile Zola, dans son roman "L'Argent" paru en 1891, mettait déjà ces mots dans la bouche de ses héros :
"Ah ! l’argent, cet argent pourrisseur, empoisonneur, qui desséchait les âmes, en chassait la bonté, la tendresse, l’amour des autres ! Lui seul était le grand coupable, l’entremetteur de toutes les cruautés et de toutes les saletés humaines."
"Il faut le détruire, cet argent qui masque et favorise l'exploitation du travailleur, qui permet de le voler, en réduisant son salaire à la plus petite somme dont il a besoin, pour ne pas mourir de faim. N'est-ce pas épouvantable, cette possession de l'argent qui accumule les fortunes privées, barre le chemin à la féconde circulation, fait des royautés scandaleuses, maîtresses souveraines du marché financier et de la production sociale ? Toutes nos crises, toute notre anarchie vient de là .... Il faut tuer, tuer l'argent !"
La dénonciation du pouvoir de l'argent est donc, sans aucun doute, un grand classique de la rhétorique politique de la gauche.

Mais cette dernière est bien loin d'en avoir l'exclusivité.


Sarkozy (2008)

Dans son célèbre "discours de Toulon" du 25 septembre 2008, peu de temps après le début de la crise des subprimes, Nicolas Sarkozy déclarait :

"[Le] capitalisme financier [a] imposé sa logique à toute l'économie et [a] contribué à la pervertir. […] Comment admettre que tant d'opérateurs financiers s'en tirent à bon compte alors que pendant des années, ils se sont enrichis en menant tout le système financier à la faillite ?".

En février 2009, il fustigeait "le système de rémunération de ceux qu'on appelle les traders, ces jeunes gens qui jouaient à spéculer [...] Ça a conduit à la catastrophe que l'on sait".


Pétain (1940)

Le Maréchal Pétain, dans son discours du 11 octobre 1940, dénonçait lui aussi "l'asservissement aux puissances d'argent", "la faillite universelle de l'économie libérale", et mettait en avant la nécessité de "briser la puissance des trusts et leur pouvoir de corruption".


L'extrême droite (de 1886 à 2012)

La dénonciation de la puissance de l'argent et de ses détenteurs fait aussi partie de la rhétorique classique de l'extrême droite.

Le thème des deux cents familles, qui tireraient en coulisses les ficelles de la presse et de la politique, est un élément récurrent des discours démagogiques traditionnels qui ont fait les choux gras du poujadisme, puis du lepénisme, au nom de la défense des "petits" contre "l’establishment".

Mais cette formule des "deux cents familles" a aussi été portée par la pensée antisémite, très vivace dans l’entre-deux-guerres, mais qui demeure bien vivante aujourd'hui, quoique moins visible.

Elle a bien évidemment partie liée avec la recherche éternelle de boucs émissaires et les fantasmes des pourfendeurs de la "finance juive". "Le retour des deux cents familles" est d'ailleurs le titre d’un ouvrage de l’idéologue antisémite Henry Coston, sinistre héritier du non moins sinistre Drumont, publié en 1960.

Déjà Edouard Drumont, dans "La France Juive" parue en 1886, condamnait les juifs parce qu’il condamnait le capitalisme. A cause des juifs, disait-il, " l’infâme capital " est devenu tout puissant. Et il ajoutait :
"La puissance capitaliste concentrée dans un petit nombre de mains gouverne à son gré toute la vie économique des peuples, asservit le travail et se repaît de gains iniques acquis sans labeur."
Plus récemment, Jean-Marie Le Pen voyait dans la "bataille de Maastricht" (celle sur le référendum devant approuver le Traité de Maastricht) un épisode de la "guerre permanente que mènent les puissances obscures et les lobbies contre les nations". Par "puissances obscures" et "lobbies", il faut entendre "la grande finance apatride", autrement dit la finance juive, selon les codes habituels de l'extrême droite (cf. "Le spectre de l'extrême droite : les Français dans le miroir du Front national", par Alain Bihr).

Les mots utilisés par François Hollande ne sont pas ceux-là. Mais quand il se lance dans sa diatribe contre la finance qui "n'a pas de nom, pas de visage, pas de parti", on s'attend presque à le voir finir par "et pas de patrie".


La "finance apatride"

Pour réaliser à quel imaginaire renvoie ce type de condamnation "du monde de la finance", attaqué non pas quant à ses effets réels, comme le faisait, habilement et avec justesse, François Mitterrand, mais quant à son essence même, il suffit de taper sur Google les mots "finance apatride" : on se rend compte qu'on est là au coeur même de la pensée antisémite.

Voici un exemple de la phraséologie qu'on y rencontre :





"La finance apatride entre en guerre contre les peuples
[...] Voilà l'Oligarchie en action. Voilà le vrai visage de la petite clique qui tient le monde par la Banque. Après avoir amené les peuples au chaos économique, elle exige d'eux d'avoir la politesse de se laisser piller jusqu'au bout et en silence. Les peuples désobéissants subiront le même destin que la Grèce et l'Italie la semaine passée. [...] La manière dont Lucas Papademos et Mario Monti, deux lugubres pions de la célèbre banque Goldman Sachs, ont été placés à la tête de ces deux nations historiques, révèle à ceux qui en doutaient encore à quel point le pouvoir de ces élites d'argent est considérable. Mario Draghi, récemment nommé à la tête de la BCE, a quant à lui tout simplement été le vice-président de Goldman Sachs Europe pendant plus de trois ans. Quand on sait que c'est cette banque qui a participé au maquillage des comptes de la Grèce au moment de son entrée dans la zone euro on comprend instantanément tout le procédé infiniment pervers de la Banque pour déposséder les peuples de leur souveraineté. Typiquement mafieuse, la méthode consiste en trois phases distinctes:
- D'abord instaurer dans chaque Etat un système économique suicidaire qui mènera irrésistiblement le pays à la faillite [...].
- Puis grâce aux lois et conseils précités, prêter aux Etats l'argent qu'ils n'ont plus le droit de créer eux-mêmes. Ces prêts étant bien entendu soumis à des intérêts tellement élevés qu'ils empêchent toute possibilité de remboursement de la part des Etats. [...]
- Enfin, une fois ces dettes devenues colossales et en feignant la surprise, pointer du doigt les Etats en faillite via les agences de notation. Et sous prétexte de les aider à "sortir de la crise", prendre le contrôle intégral des Etats par la voie officielle. Il ne reste plus aux banques qu'à amasser à l'infini les bénéfices des intérêts en toute quiétude, tandis que les peuples sont renvoyés à un esclavage qu'ils croyaient disparu.
[...] Voilà pourquoi [...] demain pour nous, plutôt que de choisir docilement entre Hollande ou Sarkozy, la Révolution des Nations ne sera plus une simple option."

Pas un mot sur les juifs, juste la mention insistante du rôle de la banque Goldman Sachs, dont le nom suffit à l'associer à la judéité.

Mais si l'on cherche encore un peu sur le net, voici un autre exemple, encore plus éclairant (sur les "Protocoles de Sion", texte rédigé au début du 20ème siècle à la demande de la police secrète russe et attribué aux Juifs dans le but de faire croire que ces derniers avaient le projet d'anéantir la chrétienté et de dominer le monde (projet qui sera appelé "le complot juif" par les idéologues de l'antisémitisme, comme Drumont), afin de justifier les politiques antisémites, voir l'article éponyme de Wikipédia):
"Pour sortir des Griffes de la finance apatride, il faut connaître la stratégie de nos ennemis. Chaque événement mondial trouve une explication dans les fameux Protocoles des Sages de Sion. [...], les Juifs et leur puissance médiatique mènent une guerre sans merci pour discréditer leur paternité des Protocoles. Pourtant, comme chacun peut l’observer, l’agenda des Protocoles est parfaitement respecté, alors qu’il a été écrit il y a plus d’un siècle.
8eme Protocole : Professeurs d’économie
Nous entourerons notre gouvernement de toute une armée d’économistes. C’est la raison pour laquelle la science de l’économie est le principal sujet enseigné aux Juifs. Nous aurons autour de nous des milliers de banquiers, de négociants et, ce qui est plus important encore, de millionnaires, parce qu’en réalité l’argent décidera de tout.
20eme Protocole : L’origine des crises économiques.
Nous n’avons réussi à faire éclore toutes les crises économiques, si habilement préparées par nous dans les pays des Gentils, qu’en retirant l’argent de la circulation. L’État se trouve obligé, pour ses emprunts, de faire appel aux grosses fortunes, qui sont congestionnées par le fait que l’argent a été retiré au gouvernement. Ces emprunts constituent une lourde charge pour les États qui sont obligés de payer des intérêts et qui se trouvent ainsi obérés."

Pour conclure

La démagogie, qui consiste à dire aux gens ce qu'ils ont envie d'entendre en s'appuyant sur leurs frustrations ou leurs peurs, est une pratique courante : elle n'en est pas moins détestable dans son principe, et souvent dangereuse.

On pourrait penser que François Hollande, en appelant dans son discours du Bourget à la lutte contre "le monde de la finance", s'est contenté de reprendre à son compte une antienne classique des discours populistes, de gauche ou de droite, au demeurant bien dans l'air du temps.

Ma conviction est que, ce faisant, il se trompe de cible, et trompe ceux qui l'écoutent, sur les véritables causes de la crise - ce qui, au passage, rend d'autant plus improbable son succès dans ses efforts pour la combattre. Car les véritables causes de la crise sont à rechercher au moins autant dans l'impéritie et la lâcheté des gouvernants que dans les prétendues folies du "monde de la finance", qui n'en sont le plus souvent que les conséquences.

On pourrait penser aussi que ce ne sont que des mots, qui ne prêtent pas à conséquence.

Je crois au contraire que, venant d'un homme politique, il n'y a pas de parole innocente. Surtout lorsqu'elle désigne à la vindicte populaire des coupables supposés, nommés ou pas.

La désignation de boucs émissaires est une pratique vieille comme l'humanité. René Girard l'a théorisé savamment, Daniel Pennac l'a romancé avec humour.

Mais lorsque ce bouc émissaire est appelé "le monde de la finance", présenté comme sans nom et sans visage, donc dissimulé et insaisissable, et qu'on réalise quels fantasmes abjects cette idée peut raviver, surtout dans la période de crise que nous vivons, alors il est permis de penser que François Hollande, en utilisant cette formule, joue avec le feu ; et qu'il a commis bien plus qu'une facilité racoleuse : une faute.

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