lundi 11 mai 2015

Tout est bien qui finit bien : vérité, ou mensonge, ou les deux à la fois (1/2) ?


Chapitre 1

Où il est notamment question de fausses évidences, de Sylvain et Sylvette, de Shakespeare, des mots et des choses

Il arrive souvent qu'on lise, ou qu'on entende, ou qu'on utilise, des expressions tellement rebattues qu'il ne nous viendrait pas à l'idée de nous interroger sur leur sens véritable, parce qu'il semble relever de l'évidence même. Pourtant on se trompe parfois.

Est-ce que ça a une importance quelconque, me direz-vous, si tout le monde comprend peu ou prou la même chose, que cette "chose" ne soit pas exactement celle que les mots désignent ? Peut-être que non. Mais peut-être que si. Enfin moi je crois que ça en a une, et que, comme disait je ne sais plus qui, une part des malheurs du monde viennent de ce qu'on ne sait plus vraiment ce que les mots veulent dire, et qu'on les utilise, parfois, à tort et à travers.
A tort et à travers : jolie, cette expression, non ? Mais pourquoi donc Rabelais ("Puis le grand gualot courut apres, tant qu'il atrapa les derniers, et les abbastoit comme seille, frapant à tors et à travers"), ou La Fontaine ("Le Juge pretendoit qu'à tors et à travers / On ne sçauroit manquer condamnant un pervers"), écrivaient-ils "à tors et à travers" ? Faudrait-il en déduire que l'expression "à tort et à travers" n'a rien à voir avec sa voisine "à tort ou à raison", comme je le croyais jusqu'à il y a deux minutes, mais bien plutôt avec les tours et les détours qui ne mènent nulle part ? Je vous laisse y réfléchir, si bon vous semble.
Même si vous pensez que la précision des rapports entre les mots et les choses qu'ils désignent n'a qu'une importance limitée, ça n'a jamais fait de mal à personne de réfléchir. Enfin, à bien y réfléchir, même ça, ça se discute. Mais passons, pour aujourd'hui. 
Prenons l'expression "Tout est bien qui finit bien". Traduction littérale, et juste, du titre de la pièce éponyme de Shakespeare, "All's Well That Ends Well". Pour moi, c'est dans Sylvain et Sylvette (car j'ai lu Sylvain et Sylvette avant Shakespeare - je veux dire avant de lire Shakespeare, et non pas avant que Shakespeare ne lût Sylvain et Sylvette, vous l'aviez compris, bien que la rédaction permette les deux interprétations) que j'ai trouvé pour la première fois, je crois, cette expression.

Le principe de Sylvain et Sylvette, pour ceux qui l'ignoreraient, c'est que les Compères (le Loup, le Renard, l’Ours et le Sanglier) cherchent des noises à Sylvain et à Sylvette, mais qu'ils ratent à chaque fois leur coup et se retrouvent Gros-Jean comme devant (comme disait La Fontaine, encore lui, dont le goût pour les animaux n'avait rien à envier à celui de Sylvain et de Sylvette). Tout est bien qui finit bien, concluent généralement nos héros avec un à-propos philosophique admirable. Ainsi, et jusqu'à il y a peu de temps, cette expression signifiait tout simplement, pour moi (et peut-être bien pour vous aussi) : " On était mal barré, l'affaire était mal emmanchée, ça aurait pu mal se finir, mais on s'en est bien sorti".

Où est l'erreur, vous demandez-vous peut-être ? Notez bien que, si vous avez lu jusqu'ici (ce qui est déjà admirable) mais que vous ne vous demandez rien du tout, ou si la réponse à cette question, pourtant non moins existentielle qu'essentielle et vice versa, vous est souverainement équilatérale, ce qui est au demeurant fort légitime, vous pouvez séance tenante cesser votre lecture et reprendre vos activités normales.
Equilatérale, ai-je dit ? Pourquoi n'avoir pas dit simplement égale, ou indifférente ? Vous pensez peut-être, comme moi il y a quelques instants, que l'usage de ce terme de géométrie dans le domaine des sentiments était tout ce qu'il y a de plus contemporain. Erreur ! Voici ce qu'écrivait le grand Marcel (Proust), qui pourtant n'était pas, à ma connaissance, féru de géométrie : "M’ennuyer ? Qu’est-ce que vous voulez que ça me fiche ? Voilà qui m’est équilatéral. Est-ce qu’ils ne devaient pas avoir Mlle Vinteuil ?".
Voilà une recherche qui n'était pas du temps perdu, non ? 
Eh bien l'erreur, la voici, tellement énorme qu'on a honte de ne pas l'avoir vue plus tôt.

Non, "tout est bien qui finit bien" n'est pas une manière de dire "Ouf ! On l'a échappé belle !" (l'avoir échappé belle : encore une expression bien jolie et bien bizarre !). Que nenni.

Pour être bien comprise, l'expression "Tout est bien qui finit bien" doit être remise à l'endroit. C'est-à-dire qu'elle doit se lire à l'envers, comme souvent en latin (Shakespeare connaissait-il le latin ? That is the question !). Par exemple "Bis dat qui cito dat" (Sénèque) : il donne deux fois, celui qui donne vite. Ou bien "Omne tulit punctum qui miscuit utile dulci"(Horace) : il recueille tous les suffrages, celui qui a mêlé l'utile à l'agréable. "Tout est bien qui finit bien", ça doit se traduire par "tout ce qui se finit bien est bien". Et ça change tout, comme nous l'allons montrer tout à l'heure (même si la raison du plus fort n'est pas toujours la meilleure, contrairement à ce que d'aucuns prétendent).

Ben oui, ça tombe sous le sens. Il ne s'agit pas de l'expression prosaïque du soulagement qu'on éprouve après une histoire qui aurait pu mal tourner et dont on s'est finalement bien tiré, mais de l'idée, très profonde, et donc très discutable, qu'une bonne fin, donc une fin conforme au bien, transmet a posteriori son caractère bon à l'histoire tout entière. Autrement dit : tout ce qui s'est passé était bien, puisque ça s'est bien fini. Ainsi, une bonne fin justifierait a posteriori tous les événements plus ou moins misérables qui y ont conduit - c'est-à-dire, au sens théologique, les rend justes, "comme la grâce fait du pêcheur", ou, au sens moral, les légitime, quel que soit leur degré d'abjection, ou encore, dans un sens plus philosophique, leur donne un sens.

Rendu à ce point de la réflexion, je constate qu'un abîme s'ouvre sous mes pas, et que le fait d'avoir compris, ou cru comprendre, le sens de l'expression, soulève malheureusement bien plus de questions qu''il n'apporte de réponses. Je donne donc congé à ceux qui, ayant eu le courage, l'abnégation devrais-je dire, de me suivre jusque là, y ont épuisé leurs forces - ce dont ils seront pardonnés, par moi tout au moins.

La première question, c'est évidemment celle du bien (et donc, corrélativement, celle du mal, forcément) : bien, mal, qu'est-ce que ça veut dire ? Je crains que la question ne soit un peu trop vaste pour que j'y puisse répondre aujourd'hui. J'y reviendrai peut-être un jour, inch'Allah.

La deuxième question, c'est celle de la fin, du chemin qu'on suit, de force ou de gré, de folie ou de raison, de choix ou de hasard, pour y parvenir, et de l'éventuelle justification que la première donnerait au second. Rien qu'à l'écrire j'en ai déjà le vertige.

Passons donc directement au chapitre suivant. On verra bien où ça nous mènera.

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