samedi 16 novembre 2013

Notre Père, qui étiez aux cieux, où êtes-vous donc passé? (3ème partie)



(Pour lire la 1ère partie) (Pour lire la 2ème partie)

Entrer, ou succomber ?

Il semblerait qu'en adoptant la formule "ne nous laisse pas entrer en tentation", l'Eglise catholique ait définitivement tranché, en faveur de la deuxième option, la question de savoir si le croyant doit seulement demander à Dieu de l'aider dans son combat de tous les jours contre la tentation du mal, ou s'il doit plutôt lui demander de l'empêcher d'entrer dans la zone dangereuse de la tentation, pour éviter tout risque de tomber dans le péché.

Pourtant le débat n'est pas complètement clos. Le Jésuite Michel Souchon dit par exemple :
Les évangiles [...] disent que Jésus lui-même a connu la tentation ! Jésus repousse les offres du diable. Il est ainsi le modèle de la foi du chrétien. Si le Christ a été tenté, il ne peut nous enseigner une prière dans laquelle nous demanderions une existence dispensée de la tentation. Le sens de cette demande n’est donc pas : "Épargne-nous la tentation", mais : "Ne permets pas que nous succombions à l’heure de la tentation. Aide-nous pour que ne tombions pas dans le péché".
Michel Souchon cite également saint Augustin :
Dans son voyage ici-bas, notre vie ne peut pas échapper à l’épreuve de la tentation, car notre progrès se réalise par notre épreuve. Personne ne se connaît soi-même sans avoir été éprouvé, ne peut être couronné sans avoir vaincu, ne peut vaincre sans avoir combattu, et ne peut combattre s’il n’a pas rencontré l’ennemi et les tentations" (Sur les psaumes, Enseignement sur le psaume 60,2-3).
Thérèse d'Avila est elle aussi d'avis que l'homme ne doit pas être épargné par la tentation :
Ceux qui arrivent à la perfection, écrivait-elle, ne demandent pas à Dieu d’être délivrés des souffrances, des tentations, des persécutions ni des combats. [...] ils désirent plutôt les épreuves, ils les demandent et les aiment. Ils ressemblent aux soldats, qui sont d’autant plus contents qu’ils ont plus d’occasions de se battre, parce qu’ils espèrent un butin plus copieux ; s’ils n’ont pas ces occasions, ils doivent se contenter de leur solde, mais ils voient que par là ils ne peuvent pas s’enrichir beaucoup. Croyez-moi, mes sœurs, les soldats du Christ, c’est-à-dire ceux qui sont élevés à la contemplation et qui vivent dans la prière, ne voient jamais arriver assez tôt l’heure de combattre.
 Nous voilà donc bien avancés, ou plutôt revenus à la case départ : la tentation, faut-il l'éviter, ou au contraire l'affronter pour la vaincre ? La question reste ouverte.

La tentation , mais laquelle ?
On peut donc gloser à l'infini sur le "entrer en". Mais on peut aussi se demander à quoi l'Eglise catholique fait référence quand elle parle de la tentation.

Pour le commun des mortels, chrétien ou pas, la tentation, c'est cette force qui vous tire ou vous pousse vers ce que vous savez être mal, c'est-à-dire vers ce qui engendre de la souffrance. C'est, tout simplement et tout humainement, une notion morale.

Théologiquement, c'est une autre affaire, apparemment. Surtout si le mal n'est pas le mal, mais le Mal avec une majuscule, le diable, donc.

Pour Elian Cuvillier, bibliste et professeur à l'institut de théologie protestante de Montpellier, "la tentation dont parle le Notre Père est [...] bien plus que la simple tentation morale ; c'est la tentation d'être "comme des dieux", la tentation originelle que propose le serpent à Eve au paradis". Autrement dit, avoir l'ambition de se prendre pour Dieu est un crime bien plus grave, aux yeux des religieux, que faire souffrir ses semblables. Question de point de vue.

Défenseur du "ne nous laisse pas entrer en tentation", Joël Sprung pense quant à lui que la métaphore du lieu permet de "comprendre de quelle nature est la tentation en question". Dans le chapitre 17 du livre de l'Exode, la Bible raconte que "le peuple d'Israël arrive dans un lieu nommé Refidim, le repos en hébreu. Mais là, parce qu'il manque d'eau, il doute de la présence de Dieu." Moïse donne donc à ce lieu le nom de Massa (qui se traduit en grec par peirasmos, en français par tentation) et Meriba (en français querelle). "L'endroit qui était un lieu de repos devient un lieu de tentation et de querelle parce que le peuple d'Israël avait mis Dieu à l'épreuve".

Joël Sprung considère ainsi que "demander de ne pas entrer en Tentation, c’est [...] demander de ne pas douter de la présence de Dieu au milieu de nous. C’est en ce sens que Jésus dit à ses disciples, à Gethsémani : priez pour ne pas entrer en Tentation [...]. Car bientôt ils seront amenés à douter qu’il est vraiment Dieu. [...] C’est là le sens profond de cette demande : Seigneur, garde-nous de douter de toi !".

La vraie tentation, pour le croyant, ce n'est pas celle du mal, c'est celle du doute. Là aussi, c'est une question de point de vue.

So what ?

"Ne nous laisse pas succomber à la tentation" était clair, mais pas assez religieux.

"Ne nous soumets pas à la tentation" était religieux, mais pas assez clair.

On peut donc comprendre que l'Eglise catholique ait éprouvé le besoin de changer à nouveau le texte (même si on ne comprend pas, du coup, quel aveuglement l'avait saisie lorsqu'elle avait choisi les textes précédents).

Là où le bât blesse, c'est qu'elle a choisi une voie qui ne me paraît pas de nature à rendre sa religion plus aimable au plus grand nombre - à supposer que ce soit pour elle un objectif.

Les débats théologiques, c'est passionnant, mais c'est fait par les théologiens pour les théologiens. Et on n'attrape pas les mouches avec du vinaigre. Pour qu'une religion attire des fidèles, il faut qu'elle leur soit aimable. Pour qu'elle leur soit aimable, il faut, me semble-t-il, que ses ambassadeurs soient en mesure de l'expliquer avec des mots que chacun puisse comprendre, avec des idées auxquelles chacun, sur la base de son expérience propre, puisse donner du sens, et que ce sens soit de préférence à peu près le même pour tous. C'est, apparemment, ce que le pape François a compris. Pas sûr qu'il en soit de même de tous ses ministres.

Ce "ne nous laisse pas entrer en tentation", c'est une caricature. L'Eglise catholique a travaillé près de cinquante ans pour trouver une formule destinée non pas à être comprise, mais à contenter à peu près tout le monde. Donc une formule tellement creuse qu'elle puisse contenir toutes les autres, et que chacun puisse la comprendre comme il le voudra.

L'avantage, au moins, c'est que ça donne à parler - et même peut-être, pourquoi pas, à penser. Du pain béni pour alimenter les homélies dominicales.

Et pour la prochaine révision, au cas où on voudrait faire simple et compréhensible, je suggère la formule suivante : "Garde-nous de la tentation". Dieu, si tu existes et si tu y peux quelque chose, épargne-nous, quand c'est possible, les tentations mortifères. Lorsque nous y sommes soumis, garde-nous, autant que nous sommes, chacun et tous ensemble, d'y tomber. Et si, par malheur, l'un ou l'autre d'entre nous y succombe, "délivre-nous du mal". Ainsi soit-il.

Pour finir

Je m'en voudrais de terminer ce billet sans reproduire intégralement quelques unes des plus jolies versions du Notre Père, dont celle de Clément Marot, ainsi que celle de Jacques Prévert, version quelque peu hérétique mais qui est, comme la terre parfois, si jolie.

XIIème siècle (version du Psautier d'Eadwin, la plus ancienne connue en français)
Li nostre Perre ki ies es ciels,
Seit seintefiez li tuns nuns.
Avienget le tuens regnes.
Seit feite la tue volentez, si cum en ciel, e en la terra.
Nostre pein chaskejurnel dune nus hoi,
E pardune a nus les noz detes,
si cum, nus pardununs a noz deturs,
E ne nus meines en tenteisun,
meis delivre nus de mal.
Issi seit.
Auteur inconnu, XIVème siècle
Sire Pere qui es es ciaux,
Sainctifiez soit li tuens nons;
Avigne li tuens regnes.
Soit faicte ta volanté, si comme ele est faicte el ciel, si soit ele faicte en terre.
Nostre pain de chascun jor nos donne hui.
Et pardone-nos nos meffais, si come nos pardonons a ços qui meffait nos ont.
Sire, ne soffre que nos soions tempte par mauvesse temptation;
Mes Sire delivre nos de mal.
Amen.
Clément Marot, XVIème siècle
Pere de nous, qui es là hault es Cieulx,
Sanctifié soit ton nom precieux:
Advienne tost ton sainct Regne parfaict:
Ton vueil en Terre, ainsi qu'au Ciel, soit faict:
A ce jourd'huy sois nous tant debonnaire,
De nous donner nostre pain ordinaire:
Pardonne nous les maulx vers toy commis,
Comme faisons à tous nos Ennemys:
Et ne permectz en ce bas Territoire
Tentation sur nous avoir victoire:
Mais du Maling cauteleux, et subtil
Delivre nous. O Pere ainsi soit il.
Benoiste soit celle incarnation
Du hault des Cieulx icy bas annoncée
Pour nos Salutz, en salutation
Qui fut ainsi par l'Ange prononcée.
Jacques Prévert, Paroles (dit ici par Serge Reggiani)
Notre Père qui êtes aux cieux
Restez-y
Et nous nous resterons sur la terre
Qui est quelquefois si jolie
Avec ses mystères de New York
Et puis ses mystères de Paris
Qui valent bien celui de la Trinité
Avec son petit canal de l'Ourcq
Sa grande muraille de Chine
Sa rivière de Morlaix
Ses bêtises de Cambrai
Avec son Océan Pacifique
Et ses deux bassins aux Tuileries
Avec ses bons enfants et ses mauvais sujets
Avec toutes les merveilles du monde
Qui sont là
Simplement sur la terre
Offertes à tout le monde
Éparpillées
Émerveillées elles-mêmes d'être de telles merveilles
Et qui n'osent se l'avouer
Comme une jolie fille nue qui n'ose se montrer
Avec les épouvantables malheurs du monde
Qui sont légion
Avec leurs légionnaires
Aves leur tortionnaires
Avec les maîtres de ce monde
Les maîtres avec leurs prêtres leurs traîtres et leurs reîtres
Avec les saisons
Avec les années
Avec les jolies filles et avec les vieux cons
Avec la paille de la misère pourrissant dans l'acier des canons.
-oOo-
(1ère partie)
(2ème partie)
-oOo-

Bibliographie

Les évangiles de Matthieu (6, 9-13)  et de Luc (11, 2-4)
Eglise réformée du Marais, Pardonne-nous nos offenses
Une idée neuve : la remise jubilaire des dettes et des créances
Matzneff : un nouveau et décevant Notre Père
Mgr Hervé Giraud, Ne nous soumets pas à la tentation, 17 juin 2011
Oratoire du Louvre, Le Notre Père
Jean-Claude Lemyze, Notre Père, janvier 2005
Mgr Michel Dubost, Et ne nous laisse pas entrer en tentation
Fraternité Saint-Vincent-Ferrier, De l'araméen au français
Catéchisme de l'Eglise Catholique
Laurence Desjoyaux, De quelle "tentation" parle le Notre Père ?
Michel Souchon, Notre Père : qu'est-ce qui change ?
Joël Sprung, Ne nous laisse pas entrer en tentation

2 commentaires:

  1. Merci pour cet excellent décorticage de « Ne nous soumets pas à la tentation », émaillé de sourires ce qui ne gâte rien car le sujet est ardu.
    Que de temps tu as dû passer pour toutes ces recherches ! Et que te répondre à ça ? Tout est argumenté, référencé, pesé et dépecé ! D’autres s’y risqueront peut-être… moi, je te dis simplement que j’ai eu plaisir à te lire.
    À très plus tard,
    Diwan

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    1. Si tu as eu plaisir à me lire, je confesse que j'ai eu plaisir à l'écrire ! Et comme disait François Villon qui, dans sa Ballade des Pendus, a préféré adresser sa prière au fils plutôt qu'au père :
      Prince Jhesus, qui sur tous a maistrie,
      Garde qu'Enfer n'ait de nous seigneurie
      ... Mais prions Dieu que tous nous veuille absoudre !

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