samedi 16 novembre 2013

Notre Père, qui étiez aux cieux, où êtes-vous donc passé? (2ème partie)


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De la tentation, et des moyens de n'y pas entrer, ou de n'y pas succomber

La version de 2013 de la sixième demande du Notre Père, "ne nous laisse pas entrer en tentation", se substituant au très contesté "ne nous soumets pas à la tentation" de la version œcuménique de 1965, n'est qu'un nouvel avatar des traductions successives de ce passage.

Voici un petit florilège de celles publiées depuis le XIIème siècle (tiré de l'article "Le Notre Père", de l'Observatoire du Louvre - j'ai reproduit quelques uns des textes complets à la fin de ce billet).

Plus ancienne traduction connue en français - XIIe siècle
E ne nus meines en tenteisun (Ne nous mène pas dans la tentation)

Traduction du XIVe siècle
Sire, ne soffre que nos soions tempte par mauvesse temptation

Clément Marot - XVIe siècle
Et ne permectz en ce bas Territoire Tentation sur nous avoir victoire

Bible catholique - XVIIe siècle (Lemaitre de Sacy)
Et ne nous laissez pas succomber e la tentation

Bible Catholique - XVIIIe siècle (Richard Simon)
Et ne nous laissés point tenter

Traduction française utilisée dans certaines communautés orthodoxes
Et ne nous soumets pas à l’épreuve

Version Synodale - 1910
Ne nous abandonne pas à la tentation

Traduction en Créole Haïtien
Pa kite nou nan pozisyon pou n' tonbe nan tantasyon (Ne nous laisse pas tomber dans la tentation).

Chacun peut y trouver formule à son goût. Celle que je préfère est celle de Clément Marot : "Et ne permets, en ce bas territoire / Tentation sur nous avoir victoire". Non seulement la métrique est juste et la rime riche, mais la phrase est pleine de sens. Et du bon. On ne saurait, me semble-t-il, mieux dire : la tentation du mal, elle est là, devant nous, au milieu de nous, pauvres humains soumis à nos bas instincts en ce bas monde. Et la grande affaire, c'est de la combattre, et de gagner cette bataille. Avec l'aide de Dieu, s'il le veut.

De la version classique à l'œcuménique

"Ne nous laissez pas succomber à la tentation", disait la version "classique" (version dont on voit dans le florilège cité plus haut qu'elle remonte en fait au XVIIème siècle). Bien sûr, c'était moins stylé que la version de Marot, mais c'était aussi clair. La tentation (sous-entendu : celle de faire le mal) existait, on n'y pouvait rien : la seule chose qu'il était sensé de demander à Dieu, c'était qu'il nous aide à y résister. On lui disait : Dieu, s'il te plaît, ne nous laisse pas tomber, on est si fragile ; être un homme (ou une femme) libre, tu sais, c'est pas si facile ... Humainement, c'était raisonnable. Théologiquement aussi : lors de l'épisode de la tentation de Jésus raconté par les Evangiles, Jésus avait été tenté, et avait résisté - même si évidemment, en tant que Fils de Dieu, il avait des facilités. Père Dieu, aidez-nous à être aussi forts que votre fils Jésus : voilà ce que disait cette version.

Mais voilà : de doctes docteurs de la foi catholique trouvaient cette formule "particulièrement défectueuse" (sic). Elle laissait entendre que "la tentation n'est qu’un mal moral auquel il faut résister", ce qui semblait effectivement de bon sens aux gens ordinaires, mais qui leur paraissait, à ces doctes docteurs, totalement hérétique. En effet, disaient ces doctes docteurs, "la tentation biblique est aussi une mise à l’épreuve voulue par Dieu". Il fallait donc prier Dieu "de ne pas nous placer dans une situation telle que notre fidélité envers lui soit en péril".

C'est donc dans cette logique qu'on est passé du "ne nous laissez pas succomber à la tentation", jugé trop humain, au "ne nous soumets pas à la tentation", traduisant l'idée d'une possible "mise à l'épreuve" par Dieu, que nous aimerions éviter (même si, à la fin, Dieu fait bien ce qu'il veut, fiat voluntas tua).

Evidemment, ça changeait complètement le sens du texte : ce qu'on demandait à Dieu, ce n'était plus de nous aider à résister au mal, mais c'était de nous éviter d'être confronté à la tentation de faire le mal. D'un coup, ça devenait beaucoup plus simple : si t'es pas tenté, forcément, tu risques pas de succomber. Et tu gagnes le paradis à tout coup.

Sur le moment, la formule avait surpris : ce Dieu si bon et si bienveillant serait donc diabolique au point d'être capable de nous "soumettre" à la tentation, juste pour voir si nous sommes capables d'y résister ? Et il fallait donc lui demander gentiment de ne pas jouer à ce jeu-là avec nous, parce que, faibles comme nous sommes, nous savions bien qu'il suffit que la tentation passe à notre portée pour que nous y tombions la tête la première ? Et puis, la tentation, ce ne pouvait pas être l'œuvre de Dieu : ce ne pouvait être que celle du diable.

Il faut pourtant reconnaître que le "ne nous soumets pas" était proche de la formule latine "ne nos inducas" : ne nous induis pas en tentation, ne nous conduis pas dans la tentation. Théologiquement, par ailleurs, la formule n'était pas absurde : si Jésus était allé rencontrer le diable tentateur dans le désert, c'était bien parce que l'Esprit Saint l'y avait envoyé (Matthieu, 4,1 : "Alors Jésus fut emmené par l'Esprit dans le désert, pour être tenté par le diable"). Pour le mettre à l'épreuve, pour tester sa capacité de résistance. Lui, Jésus, il avait eu la force de résister : mais nous, simples humains avec si peu de gènes divins, comment le pourrions-nous ? Dans la version classique, on répondait : oui, nous le pouvons, avec l'aide de Dieu. Dans la version de 1965, on répondait : non, nous n'en sommes pas capables, alors épargne-nous l'épreuve, ce qui nous épargnera l'échec inévitable.

De la version œcuménique à celle de 2013

Mais l'Eglise catholique, qui n'a pas conservé une filiale byzantine pour rien, a continué à s'adonner avec délectation aux débats du même nom. Depuis l'adoption de la version de 1965, des docteurs tout aussi doctes que ceux qui avaient écrit ce texte l'ont vilipendé, voire qualifié de blasphématoire : la formule "ne nous soumets pas à la tentation" pouvait laisser croire que Dieu aurait pu être lui-même le tentateur.

Joël Sprung développe d'ailleurs une logique imparable pour régler son compte au "ne nous soumets pas" : "Demander à Dieu de ne pas faire une chose qu’il serait par ailleurs susceptible de faire est [...] absurde : Dieu ne peut faire que le Bien, et nous ne pouvons pas prier qu’il ne le fasse pas".

L'argument est assez cocasse, si l'on y réfléchit bien. Oser imaginer que Dieu puisse être lui-même le créateur de la tentation ? Sacrilège ! Admettre l'idée qu'il puisse nous pousser dedans ? Blasphème ! Mais croire qu'il puisse, alors qu'il dispose de tous les moyens pour nous en protéger, nous laisser passer à portée de la tentation, qui est supposée être l'œuvre du diable ; qu'il puisse même nous prendre par la main pour nous conduire juste devant, pour nous donner l'occasion d'expérimenter notre capacité à y résister, pour nous permettre d'éprouver son frisson, avec le risque que nous y succombions sans rémission ? Ca, c'est divin ! Ne serait-il pas un peu jésuite, voire un peu sadique, ce Dieu auquel on voudrait nous faire croire ?

Nonobstant, après quarante-huit années de réflexion, nos nouveaux doctes docteurs se sont donc mis d'accord sur cette nouvelle formule : "Ne nous laisse pas entrer en tentation".

Le début, "Ne nous laisse pas", est plutôt bien. C'est le même, d'ailleurs, que celui de la version dite "classique", au tutoiement près. Ne nous laisse pas, ne nous abandonne pas : voilà qui sonne vraiment comme une prière.

C'est après que ça se gâte. "Entrer en tentation", qu'est-ce que ça peut bien vouloir dire ?

Entrer en tentation

Monseigneur Michel Dubost, Evêque d’Evry, cherchant à justifier la nouvelle formule "ne nous laisse pas entrer en tentation", dit ceci : "... cela donne un sens facile à comprendre … fais que nous n’entrions pas en tentation, fais que nous ne consentions pas à la tentation". Heureusement qu'il précise que c'est "facile à comprendre" - comme les emballages qui portent la mention "facile à ouvrir". Si la formule est si facile à comprendre, pourquoi diable faut-il lui trouver des équivalents pour qu'on la comprenne ? Et ça veut dire quoi, concrètement, "consentir à la tentation" ? On n'est guère plus avancé.

A première vue, on pourrait croire que "entrer en tentation" est à peu près équivalent à "être soumis à la tentation" : l'Eglise catholique aurait ainsi définitivement fait une croix, si j'ose dire, sur le trop humain "ne nous laisse pas succomber à la tentation", préférant demander, plutôt qu'une aide pour combattre le mal, une mesure générale d'éloignement du dit mal.

Mais les choses ne sont pas si simples.

On trouve dans le Catéchisme de l'Église Catholique (C.E.C., n°2846) cette remarque : "Le terme grec [...] signifie : ne permets pas d'entrer dans [la tentation], ne nous laisse pas succomber à la tentation". En d'autres termes, la prière demanderait à la fois de ne pas "entrer dans la tentation" et de n'y pas succomber.

L’exégète Jean Delorme, qui semble être l'"inventeur" de la nouvelle formule, était sans doute aussi un adepte du consensus mou : "Il semble, disait-il, que le français nous offre une tournure, capable de traduire la formule grecque en respectant les diverses interprétations dont elle est susceptible : « Ne nous laisse pas entrer en tentation. » [...]. Donc nous demandons à Dieu d’intervenir en notre faveur pour écarter de notre route un danger si redoutable. Et cette formule laisse entière la possibilité de l’interprétation : Faites que nous n’entrions pas dans la tentation, ou de la formule traditionnelle : Ne nous laissez pas succomber à la tentation".

Et c'est vrai qu'en français l'expression "se laisser tenter" signifie très exactement "succomber à la tentation".

Ainsi chacun peut interpréter la formule comme il l'entend : n'est-ce pas le rêve ? Mais si on la regarde dans le détail, la nouvelle formule recèle bien d'autres mystères.

Entrer en

L'expression "entrer en" est déjà, à elle seule, une énigme.

Le sens premier de "entrer", en français, c'est passer du dehors au dedans. Serait-il donc question de passer du dehors au dedans de la tentation ? Il faudrait alors voir la tentation comme un endroit où l'on peut entrer - et dont on peut sortir, soit par le haut, en résistant, soit par le bas, en tombant. Un lieu de basculement, point d'équilibre instable entre la pureté originelle et le péché.

Etre au-dehors de la tentation, c'est un peu comme se balader dans une rue tranquille en sifflotant, insouciant. Mais sur cette rue, en apparence calme et paisible, donne une mystérieuse porte cochère. Et derrière cette porte se dissimule un sombre vestibule : la tentation. Un lieu de perdition. Et si on ouvre cette porte et qu'on franchit le seuil, alors on devine au fond, dans la pénombre, un escalier, et en haut de l'escalier une porte qui mène à la pièce qu'on appelle le péché.

La tentation, ce n'est pas encore le péché : c'est juste le parfum du péché, la sensation du péché possible. Mais si l'on entre dans la tentation, c'est déjà presque trop tard : inévitablement, attiré par une force si puissante qu'elle est pratiquement irrésistible, on va traverser le vestibule, monter l'escalier, et ouvrir la porte qui mène au péché ; inévitablement, on va succomber.

Comme le dit judicieusement Mgr Giraud, évêque de Soissons : "entrer dans la tentation", ce n’est pas nécessairement y succomber, mais c’est entrer dans cette situation critique où Satan (le Mal) commence à nous atteindre et où nous risquons, à cause de notre faiblesse, de nous laisser vaincre".

La métaphore du lieu est donc tentante. Mais alors, pourquoi avoir écrit "entrer en tentation", plutôt que tout simplement "entrer dans la tentation" ? Même si la tentation n'est pas un lieu aussi réel que l'antichambre d'une maison close, même si c'est un lieu métaphorique, on aurait pu garder le "dans" : les Chrétiens eux-mêmes sont, souvent, dans le doute, et, parfois, dans le péché ...

Est-ce alors seulement pour faire joli qu'on a écrit "en tentation" plutôt que "dans la tentation" ? Probablement pas seulement. Lorsqu'on parle par exemple d'entrer en lévitation, d'entrer en transes, d'entrer en ébullition, il s'agit d'un changement d'état : ainsi, entrer en religion, c'est passer de l'état laïc à l'état religieux.

Il faut donc en déduire que la tentation n'est pas tout à fait un lieu, mais plutôt un état. Etre en tentation, c'est être tenté, être soumis à la tentation, être en état de tentation. Et entrer en tentation, c'est pénétrer dans cette zone de risque immédiat de basculer dans l'état de péché.

On pourrait donc croire que l'Eglise catholique a définitivement abandonné l'idée, trop simpliste sans doute, que les croyants puissent tout simplement demander à Dieu de les aider à résister à la tentation de faire le mal : elle pense que ce serait peine perdue, sans doute. Curieux renoncement ! Ainsi, cette nouvelle version du Notre Père, en demandant à Dieu de ne pas laisser le fidèle "entrer en tentation", continue à demander bien plus : que Dieu épargne aux hommes l'épreuve de la tentation, pour qu'ils soient vraiment certains de ne pas y succomber. Hommes de peu de foi ! aurais-je tendance à leur dire, si l'expression n'avait pas déjà été utilisée ...

Mgr Giraud est tout à fait explicite : pour lui, "avec cette traduction [ne nous laisse pas entrer en tentation], [...] nous [...] demandons [à Dieu] d’intervenir en notre faveur pour écarter de notre route un danger redoutable, celui de prendre le risque d’être séparé de Lui et de son Peuple." C'est clairement dit : il s'agit de demander à Dieu de ne pas mettre le croyant en situation de risque. Le problème c'est que, sauf à se faire ermite dans un désert où même les téléphones portables ne fonctionnent pas, je ne vois pas comment ce serait possible. Et même le désert n'est pas sûr : voyez ce qui a failli arriver à Jésus, qui n'avait pourtant pas de téléphone portable !

(1ère partie)
(3ème partie)

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