samedi 17 janvier 2015

Etre, ou ne pas être, Charlie ?



Après les attentats du 7 janvier dernier le temps de l'émotion, de la tristesse, de la compassion, et de la colère, n'est sans doute pas passé encore. Celui des répliques, de tous ordres, comme celles-ci, n'est probablement pas près de passer. Mais cela ne doit pas empêcher de penser.

Je pense par exemple à ce fameux numéro de feu Hara-Kiri qui lui a valu son interdiction, en 1970. Hara-Kiri, qui se revendiquait "bête et méchant", avait titré pour la mort du Général de Gaulle : "Bal tragique à Colombey : 1 mort". Quelques jours plus tôt, l'incendie d'une discothèque, le 5-7, avait provoqué la mort de 146 jeunes dans des conditions atroces.

A l'époque, je crois bien que j'avais trouvé drôle cette plaisanterie de mauvais goût, et j'avais manifesté, in petto, contre cette censure que j'avais, comme beaucoup, jugée intolérable et imbécile. Aujourd'hui, même si je continue à la trouver drôle, je réalise à quel point cette blague de potache a dû être douloureusement vécue par ceux qui venaient de perdre un proche dans l'incendie en question. Cela justifiait-il d'interdire le journal ? Non, sans doute. Mais c'est juste pour se rappeler que l'humour peut blesser, gravement.

Pour revenir au 7 janvier dernier, des millions de personnes ont manifesté en France à la suite de ces attentats. Ceux qui ont manifesté pensaient tous avoir une bonne raison d'en être, en tout cas chacun avait la sienne : solidarité avec Charlie Hebdo, défense de la liberté d'expression, solidarité avec les morts, solidarité avec leurs proches, solidarité avec les juifs, solidarité avec les musulmans, défense de la civilisation, défense de la France, rejet du terrorisme, rejet de l'islamisme ... ou, tout simplement, pour voir, pour en être, pour être ensemble (voir par exemple cet article). Mais tout ça justifie-t-il une manifestation comme celle-là ?

Personne, à part quelques poignées d'illuminés, ne défend le terrorisme, ni l'assassinat des juifs, des policiers, ou des dessinateurs de presse : était-il besoin d'une manifestation pour le faire savoir ? Ceux qui n'ont pas voulu manifester défendaient-ils les assassins ? Évidemment non. Manifester contre le terrorisme, c'est à peu près aussi utile que manifester contre les inondations ou contre le virus Ebola. Ça ne fait pas avancer le schmilblick d'un centimètre. Voire, ça le fait reculer, parce que manifester empêche, parfois, de réfléchir - tous ceux qui ont un jour manifesté pour, ou contre, quelque chose, le savent bien. Et Dieu sait, qu'il soit unique ou pluriel, qu'il soit chrétien, juif ou mahométan, qu'il existe ou n'existe pas, Dieu sait s'il y a matière à réfléchir à propos du terrorisme islamique. Et à agir - mais comment, c'est une autre question, évidemment plus difficile.

Le sujet des juifs est plus sérieux. Si le mot d'ordre de la manifestation avait été, par exemple, "Nous sommes tous des juifs français", outre le fait de nous rajeunir de quelques dizaines d'années, cela aurait signifié quelque chose : nous refusons qu'on assassine des gens au motif qu'ils sont juifs ; ceux qui s'en prennent aux juifs, c'est à nous, quelle que soit notre religion ou notre mécréance, qu'ils s'en prennent ; et pour ces raisons mêmes, nous refusons que le dirigeant d'un État étranger dise à des Français : votre place est non pas en France, mais dans mon pays, parce que vous êtes juifs. Et si l'on avait ajouté : "Nous sommes tous des musulmans français", alors oui, j'aurais pu manifester pour cela.

Reste la question de Charlie et de la liberté d'expression : fallait-il, dans ces circonstances, manifester pour cela ? Et surtout, fallait-il "être Charlie" ? Parce que dire "Je suis Charlie", si les mots ont un sens, ce n'est pas anodin.

Si "Je suis Charlie" signifiait seulement le refus de l'assassinat de dessinateurs au motif qu'ils dessinent, ou de juifs au motif qu'ils sont juifs, alors j'aurais pu être Charlie.

Si "Je suis Charlie" signifiait seulement la défense de la liberté d'expression, alors j'aurais pu être Charlie - encore que cette liberté ne soit, ici et maintenant, menacée par personne.

Mais ce n'est pas la liberté d'expression - qui fait par ailleurs déjà l'objet de nombre de restrictions légales, bien trop nombreuses à mon goût - qui est en question ici : c'est l'usage de cette liberté. Car, pour reprendre une expression de Thibaud Collin, je ne crois pas que le droit d'offenser autrui soit un droit fondamental de la personne humaine, qui doive être défendu à tout prix et en toute circonstance.

Parce que "Je suis Charlie" signifie aussi, ou plutôt signifie avant tout : je défends le droit pour un caricaturiste de presse de dessiner ce qu'il veut, y compris ce qui blesse profondément une partie importante de la population - et, qui plus est en l'espèce, de la population la plus fragile et la moins intégrée dans la société française.

Comparaison n'est pas raison, certes. Mais quand même. Si j'invite à la maison un cul-de-jatte que je ne connais pas très bien, j'évite de raconter des blagues foireuses sur les culs-de-jatte : je lui laisse le soin de le faire, s'il en a le goût. Pour autant, je ne considère pas que ma liberté d'expression soit en cause : c'est juste une question de respect.

S'agissant des idées, politiques en particulier, je crois qu'un journal doit pouvoir tout se permettre, ou presque, y compris le pire mauvais goût, et même si certains en sont blessés : il faut bien accepter le droit à l'outrance, par les mots ou les images, dans le combat des idées, parce que c'est sans doute une condition de la démocratie, et qu'il est bien difficile, par ailleurs, de dire où finit l'humour et où commence l'excès. Même si l'outrance ou le mépris ne sont jamais des moyens ni utiles ni respectables pour défendre ses idées, pas plus dans le combat politique que dans la vie.

Mais je crois qu'on doit faire bien plus attention encore, s'agissant des religions. Parce que, pour un croyant, sa religion, c'est quelque chose de bien plus profond que ses idées : sa religion, c'est son identité, c'est tout son être.

Je pense acceptable qu'en France on se moque, y compris avec excès de méchanceté, des catholiques : le catholicisme y est (y est encore, diront certains) la religion très largement dominante, et les catholiques n'ont guère à craindre de personne d'autre qu'eux-mêmes. Au fond, quand on se moque en France du catholicisme, ou de ses intégristes, c'est en quelque sorte une forme d'autodérision.

Alors pourquoi ne pourrait-on pas se moquer des juifs et des musulmans comme on le fait des catholiques ?

Une première raison est que l'islam et le judaïsme sont des religions minoritaires en France : il me paraît juste, pour cette raison, de les respecter davantage que la majoritaire.

Je crois par ailleurs non recevable l'argument qui consiste à dire que ce que l'on attaque ce sont les fondamentalistes, les intégristes ou les illuminés, et non les religions en tant que telles - même lorsque c'est la vérité. On peut dire cela de sa propre religion, ou, si l'on n'est pas croyant, de celle dans laquelle on a été élevé ou dans laquelle on baigne. Mais c'est une toute autre affaire lorsqu'il s'agit d'une religion qui n'est pas la sienne : de même que la solidarité familiale, contre toute raison, peut parfois prendre le pas sur les inimitiés les plus profondes, on a bien vu que les images visant les fondamentalistes musulmans ont pu être vécues, venant de non-musulmans, comme des insultes à tous les musulmans.

Une deuxième raison est que les juifs et les musulmans sont de fait menacés physiquement du fait de leur appartenance religieuse : le nombre élevé des actes anti-juifs ou anti-musulmans le prouve. Et il justifie qu'on y réfléchisse à deux fois avant de prendre sa plume pour se moquer des uns ou des autres.

Enfin, et c'est peut-être le plus important, comment ne pas voir le grand bond en arrière que les caricatures publiées par Charlie Hebdo ont pu faire faire à l'intégration des musulmans ? Que ces caricatures ont évidemment blessé la grande majorité d'entre eux, français ou pas ? Qu'elles constituent des prétextes rêvés, entre les mains de quelques fauteurs de haine, pour faire détester la France aux jeunes musulmans, alors que tous nos efforts devraient tendre à la leur faire aimer ? Comment ne pas voir que, dans le monde tel qu'il est aujourd'hui, prendre ces caricatures comme symbole de notre république, c'est non pas la défendre, mais la condamner, aux yeux de nombre de jeunes musulmans ? Et peu importe que ces jeunes soient influencés par d'autres que leurs professeurs, qui font évidemment ce qu'ils peuvent : seul le résultat compte, et il n'est pas reluisant, comme l'a montré ce qu'on a pu voir et entendre dans les écoles.

Je n'en déduis pas qu'il faudrait de nouvelles lois pour interdire telle ou telle forme de dérision ou de provocation - je l'ai dit, je trouve qu'il y en déjà trop. Ce que je défends plutôt, c'est le principe de responsabilité des médias. Ou l'autocensure, si l'on préfère - ce qui est le contraire de la censure. Charlie Hebdo, de ce point de vue, est cohérent, en apparence : il revendique l'irresponsabilité. C'est son droit. Mais se revendiquer irresponsable lorsqu'on s'adresse au public, a fortiori lorsque qu'on se vend à trois millions d'exemplaires, c'est être sourd et aveugle, c'est être bête et méchant, mais pas pour rire, c'est tromper les gens et se tromper soi-même.

Voilà pourquoi, toute réflexion faite, j'aurais pu être Bernard, Ahmed, ou Yoav, mais je ne suis pas Charlie.

Laissons les musulmans se moquer des musulmans, les juifs se moquer des juifs, et contentons-nous, nous qui ne sommes ni l'un ni l'autre, de nous moquer de nous-mêmes : il y a déjà bien assez à faire. Et peut-être, à force de nous moquer de nous-mêmes, parviendrons-nous à nous faire respecter, et même à nous faire aimer.

1 commentaire:

  1. "Mais tout ça justifie-t-il une manifestation comme celle-là ?"...

    J'y suis allée... Non parce que je suis "Charlie Hebdo" : je n'ai jamais acheté cet hebdomadaire dont je n'apprécie que modérément l'humour souvent grinçant, parfois excessif, inélégant.

    J'y suis allée... Non pour dire que j'étais révoltée par cette tuerie : comment ne pas l'être ? Est-ce qu'un dessin, dix dessins, cent dessins méritent que leurs auteurs soient abattus ?

    J'y suis allée pour dire aux musulmans humiliés par leurs "frères" assassins que je les respectais comme je respecte les catholiques, les juifs, les orthodoxes... J'y suis allée pour dire aux ennemis : "Ne vous croyez pas héros ; le peuple de France ne vous admire pas..."

    Manifestation étonnante... paisible, presque silencieuse. On avançait – gens de tous âges – d'un pas tranquille vers la République. J'ai regardé les visages autour de moi : nulle agressivité, nulle envie guerrière de vengeance... quelques sourires même pour échanger avec son voisin qu'on ne connaît pas, qu'on ne reverra sans doute jamais, et qu'on ne reconnaîtra pas... On était tous là pour dire non... comme cette dame âgée, emmitouflée dans ses couvertures. Devant mon regard interrogateur, admiratif, la personne qui poussait le fauteuil roulant me confia : "Ma mère voulait être là..."

    De temps en temps, venue de l'avant, venue de l'arrière, arrivait une vague d'applaudissements rythmés ; on la portait, on la gonflait au passage de nos battements de mains... elle poursuivait son chemin, se perdait dans les rangs. On applaudissait quoi ? Je ne sais... chacun devait avoir sa raison... moi, je participais tout simplement.

    J'y suis allée... Et cette manifestation a dû impressionner ces fous d'un Dieu qu'ils n'ont pas lu, qu'on leur a dit assoiffé du sang des impurs... cette idée est gravée dans leur cerveau lavé, lessivé, depuis l'enfance...

    Oui cette manifestation a dû les impressionner : ils ont attendu dix mois avant de recommencer le 13 novembre.

    Je ne suis pas retournée à la République...

    RépondreSupprimer