samedi 15 février 2014

Laissez Vincent Lambert mourir en paix !


« [...] le sage vit tant qu'il doit, et non pas tant qu'il peut. [...] le présent que Nature nous ait fait le plus favorable, [...] c'est de nous avoir laissé la clef des champs ». (Montaigne, Les Essais)

Ce qui s'est passé autour de Vincent Lambert ces derniers mois est tout simplement insupportable.

On parle souvent, et cela arrive même à des gens bien intentionnés, du cas Vincent Lambert, du dossier Vincent Lambert, de l'affaire Vincent Lambert. On en oublierait presque, parfois, que Vincent Lambert est une personne. Une personne vivante, encore, et souffrante, assurément, dans ce qui lui reste de conscience, pour autant qu'il lui en reste.

Si crime il y a, ou il doit y avoir, le concernant, ce ne sera certainement pas celui de cesser de le maintenir artificiellement en vie : ce sera au contraire celui d'avoir prolongé inutilement ses souffrances et celles de ses proches, sans qu'aucun espoir de rémission ne le justifie.

Pourtant des médecins, en leur âme et conscience, en toute transparence, et dans le strict respect de la loi en vigueur (1), ont choisi d'appliquer ce principe d'humanité qui figure dans le serment qu'ils font au moment d'être admis à exercer la médecine : "Je ne prolongerai pas abusivement les agonies". Ils ont choisi de le faire même au prix d'une contradiction, inévitable, avec le principe du même serment qui le suit immédiatement : "Je ne provoquerai jamais la mort délibérément". Ce choix n'était pas si commun, ni, sans doute, si facile, et on aimerait que tous les médecins aient le même courage.

Pourtant l'épouse de cet homme, la seule, parmi celles et ceux à qui on a demandé leur avis, à avoir été choisie par lui, la seule donc dont l'opinion devrait compter, s'agissant d'une personne majeure qui n'est plus en état de donner la sienne, est, elle aussi, favorable à l'arrêt des traitements.

Mais voilà : les parents de cet homme ont saisi la justice pour empêcher que leur fils bénéficie de ce geste d'humanité. On reste évidemment stupéfaits : comment ces gens peuvent-ils décider ainsi d'ajouter encore de la souffrance à la souffrance d'autrui, a fortiori à celle de leur enfant ? On s'interroge sur leurs motivations profondes. Et on s'interroge aussi sur le fondement juridique de la démarche : quelle insupportable loi leur a donné un droit de vie et de mort sur cet homme, fût-il leur fils, dès lors qu'il n'a pas choisi de leur donner ce droit ?

Deuxième étonnement, deuxième incompréhension, deuxième indignation : le tribunal administratif de Châlons-en-Champagne déjuge les médecins. Sa motivation : "la poursuite du traitement n'[est] ni inutile, ni disproportionnée et n'[a] pas pour objectif le seul maintien artificiel de la vie". On croit rêver : neuf juges administratifs seraient-ils donc à ce point experts en médecine pour juger de l'utilité et de la finalité d'un traitement médical ? Faut-il comprendre que c'est désormais le juge administratif qui, saisi par quiconque en éprouvera l'envie, et sur la base de son intime conviction, donnera ou refusera aux médecins l'autorisation préalable d'entreprendre un acte médical pouvant avoir pour conséquence la mort du patient (voir par exemple ici une analyse détaillée de cette décision) ?

Troisième temps : le Conseil d'Etat, saisi, plutôt que d'invalider la décision du tribunal administratif et de rendre aux médecins la décision qui leur appartient, demande une contre-expertise médicale, et s'engage à prendre une décision "avant l'été".

Sur le plan humain, le "avant l'été" est évidemment insupportable. Le Conseil d'Etat considère qu'"avant l'été", c'est un effort considérable, presque un exploit. C'est vrai, il ne s'agit au fond que d'un dossier, et qui traîne depuis cinq ans : quelques mois de plus pour un dossier, qu'est-ce que ça peut bien faire ? Pour Vincent Lambert, pour son épouse, c'est une éternité.

Sur le plan juridique, le Conseil d'Etat fait preuve d'un peu plus de sagesse que le tribunal de première instance : s'il valide la démarche des parents de Vincent Lambert, en confirmant la compétence des juridictions administratives pour juger ex ante de la licéité d'une décision d'arrêt de soins prise par les médecins en application de la loi en vigueur, il refuse de s'ériger lui-même en expert médical.

Dans l'attente des résultats de la contre-expertise, et de la conclusion judiciaire qui s'ensuivra, la décision des médecins reste bien évidemment suspendue, en application du jugement du tribunal administratif.

Tout cela ne serait qu'une sinistre mascarade, s'il ne s'agissait pas de la vie ou de la mort d'un homme, et de la vie de son épouse. Car à la fin, il ne fait guère de doute que la contre-expertise conclura au bien-fondé de la décision initiale des médecins - on n'ose pas imaginer ce qui se passerait si ce n'était pas le cas -, et que le Conseil d'Etat autorisera donc les médecins à cesser d'alimenter Vincent Lambert. Tout ça pour ça : quelle pauvre victoire pour les parents de Vincent Lambert, que de souffrance inutile pour lui et pour son épouse, quel immense gâchis pour tous !

Entendons-nous bien. Si je m'indigne de ce que les premiers juges se soient considérés, de fait, comme plus qualifiés que les médecins pour juger de l'état du malade, du caractère des traitements qui lui sont administrés, et de ses perspectives d'évolution, ce n'est pas qu'il me paraisse scandaleux qu'une décision de cette nature prise par les médecins puisse être contestée devant une juridiction : je ne fais qu'une confiance limitée aux médecins dès lors qu'il s'agit d'euthanasie. Et dans l'hypothèse où le collège des médecins aurait refusé l'arrêt des traitements, il aurait bien été nécessaire qu'il existe une voie de recours contre cette décision.

Non, si je m'indigne, c'est d'abord parce que, en l'espèce, la décision des médecins offrait a priori toutes les garanties de régularité, de sérieux et d'impartialité (voir le témoignage du Docteur Eric Kariger, chef du service de soins palliatifs au CHU de Reims, où Vincent Lambert était traité). C'est qu'ensuite cette décision avait été prise en accord avec la seule personne qui, dans ce cas, me semble avoir des droits légitimes sur cette décision, à savoir l'épouse de Vincent Lambert. Et c'est qu'enfin la contestation de la décision émanait de personnes qui, de mon point de vue, n'avaient aucune légitimité à la contester.

Le Conseil d'Etat, s'il avait été courageux, aurait invalidé la décision du tribunal administratif, et laissé Vincent Lambert mourir en paix. Malheureusement, il s'est contenté d'une décision paresseuse.

Cette décision du Conseil d'Etat est extrêmement inquiétante. Elle ouvre en effet la voie à des contestations systématiques des décisions d'arrêt de soins, soit par des plus ou moins proches du malade, soit, pourquoi pas, par des médecins dont l'avis n'aura pas été suivi - je pense par exemple au médecin qui, dans le cadre de la procédure collégiale mise en œuvre pour Vincent Lambert, s'est déclaré opposé à l'arrêt du traitement. Saisine, décision du tribunal, contre-expertise, nouvelle décision judiciaire, nouveaux recours éventuels ... Des mois de procédure en perspective. Alors qu'il s'agit de la vie d'un homme et de celle de ses très proches. Insupportable.

Cette histoire tragique démontre en tout cas à ceux qui refuseraient encore de le voir que la loi actuelle doit être modifiée, parce qu'elle ne donne pas aux personnes souffrantes les garanties nécessaires pour qu'elles puissent, tout simplement, mourir lorsque la vie n'est plus pour eux que souffrance ou absence, lorsque vivre n'a plus de sens.

On ne peut pas laisser perdurer une situation législative dans laquelle une personne peut être condamnée à vivre à perpétuité contre son gré, dans laquelle la vie ou la mort d'un homme se joue à pile ou face sur les convictions morales ou religieuses des uns ou des autres, dans un jeu macabre où les familles se déchirent !

Si on arrive enfin à faire adopter une loi dans laquelle le respect de la volonté des souffrants sera pleinement garanti, dans laquelle les convictions morales ou religieuses des protagonistes n'auront plus d'effet sur les décisions, et dans laquelle nul ne pourra se prévaloir d'un droit de maintien forcé en vie d'autrui, alors l'agonie de Vincent Lambert n'aura pas été complètement inutile. Mais à quel prix !

(1) Voici ce que dit la loi Leonetti: « Lorsque la personne est hors d'état d'exprimer sa volonté, la limitation ou l'arrêt de traitement susceptible de mettre sa vie en danger ne peut être réalisé sans avoir respecté la procédure collégiale définie par le code de déontologie médicale et sans que la personne de confiance prévue à l'article L. 1111-6 ou la famille ou, à défaut, un de ses proches et, le cas échéant, les directives anticipées de la personne, aient été consultés. [...]. »

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