Le haïku était pour moi, jusqu'à il y a peu, un objet curieux mais totalement dénué d'intérêt : trois courtes lignes sans rime ni mesure, décrivant le plus souvent de façon banale des choses banales de la vie ou de la nature. Et j'avais peine à y voir de la poésie.
Un
des avantages du haïku, c'est que c'est vite lu. Ayant eu en main le livre de
Corinne Atlan et Zéno Bianu intitulé Haiku : anthologie du poème court
japonais (publié chez Gallimard), je l'ai donc parcouru rapidement. Et je
me laissé prendre au charme discret de ces courts textes d'apparence si modeste.
Vite lus, sans doute, mais il en est qui résonnent longtemps, si on les laisse
résonner.
Voici,
en quelques mots, ma compréhension de cette chose étrange, minimaliste et attachante.
Point de vue purement subjectif d'un promeneur curieux égaré dans un univers
inconnu.
L'origine
et la forme du haïku
Les
origines du haïku remontent au Japon du XVIIème siècle (on trouve plein
d'informations sur Wikipedia, mais aussi sur le blog, très riche, de Dominique Chipot).
Sa construction repose sur quelques règles simples : il est constitué de trois parties (écrites généralement sur une seule ligne en japonais, et tout aussi généralement sur trois lignes dans les autres langues), de respectivement 5, 7 et 5 temps (ces temps, ou "mores", sont plus ou moins assimilables à nos syllabes), séparées entre elles par une légère pause ; les choses, vues ou entendues, sont désignées par des mots simples et concrets ; le poème comporte un mot qui fait référence à un moment déterminé du cycle de la nature (le "mot-saison", ou "kigo") ; enfin, il s'articule autour d'une césure ("kireji"), qui sépare deux images différentes que le haïku met en relation, en les rapprochant ou en les opposant.
Les
haïkistes japonais se sont néanmoins accordé progressivement de plus en plus de
libertés avec les règles d'origine du haïku, tout restant fidèles à son esprit.
L'esprit
du haïku
Mais
de quoi cet esprit du haïku est-il fait ?
Le
haïku est d'abord une image, visuelle ou sonore. Un "instantané", comme
on disait jadis pour désigner une photographie. Un fragment d'espace et de
temps immobilisés.
Le
jeu du soleil
sur le tronc du chêne -
le temps d'un bonheur.
sur le tronc du chêne -
le temps d'un bonheur.
Eugène Guillevic
Cette
image n'est jamais un plan large : c'est un détail. Pas un détail original, ou décoratif,
ou pittoresque, ou anecdotique. Plutôt un détail ordinaire, une image on ne
peut banale : une feuille qui tombe, un papillon qui vole, le reflet de la lune
dans une flaque, ou celui des passants dans une aubergine sur un étal, un homme
qui bêche ...
Bêchant
la rizière
un
homme retourne
son
ombre.
Midorijo
Abe
Cet
événement minuscule, saisi à la volée, ne signifie rien par lui-même : c'est
par la réverbération de cette image dans le temps ou dans l'espace, par l'écho
que renvoie d'elle le reste du monde, qu'il trouve un sens. Il est une parcelle
de la globalité du monde, qui entre en résonance avec lui.
Beaucoup
de monde
se
reflète ce matin
dans
les aubergines.
Kiyoko
Uda
Au
sein de ce monde, dans lequel sont immergés ensemble l'observateur et la chose
observée, le haïku est l'instant d'une rencontre, unique comme chaque instant,
entre quelque chose qui passe et ce qui demeure, une "collision d'éphémère
et d'éternité", selon la formule de Corinne Atlan et Zéno Bianu. Une
collision, comme celles que les physiciens cherchent à observer dans les
accélérateurs de particules : une rencontre microscopique, qui ne dure qu'un
infime fragment de seconde, mais qui contribue à donner du sens au monde
visible comme à l'invisible.
Un
fil d'araignée
relie
le royaume céleste
à
ce monde.
Tsubaki
Hoshino
Le
haïku est de l'ordre de l'émotion : c'est en cela qu'il relève de la poésie. L'émotion
de son auteur, spectateur surpris, ou émerveillé, de la scène. Et celle du
lecteur. Mais cette émotion n'est jamais décrite en tant que telle : le texte
du haïku tient au contraire l'émotion à distance, prenant l'apparence du
détachement le plus complet. L'émotion naît simplement de l'image, et plus
encore de la vibration qu'elle engendre.
Une
fleur tombée
remonte à sa branche -
non, c'est un papillon !
remonte à sa branche -
non, c'est un papillon !
Moritake
A
l'origine, il semble que le haïku ait été plutôt du côté des émotions joyeuses.
Je ne sais pas si les haïkus japonais dont j'ai lu les traductions constituent
un échantillon représentatif, ou s'ils ne sont que le reflet de l'état d'esprit
de ceux qui les ont choisis : mais, même s'il existe des haïkus joyeux, c'est
la mélancolie qui domine, voire une tristesse profonde. Tristesse, sans doute,
à l'idée du temps qui s'enfuit, irrémédiablement. La mort, d'ailleurs, y est
assez souvent présente - pas comme un drame, mais plutôt comme un événement inévitable
de l'ordre naturel des choses.
Douce
journée -
un
de nous deux
sera
seul un jour.
Momoko
Kuroda
Triste
ou joyeuse, l'émotion que provoque le haïku est, souvent, celle de la beauté.
Le haïku est le reflet de cet émerveillement qu'on ressent parfois devant la
beauté du monde révélée dans ses instants, ou ses détails, les plus ordinaires.
Que
n'ai-je un pinceau
qui puisse peindre les fleurs du prunier
avec leur parfum!
qui puisse peindre les fleurs du prunier
avec leur parfum!
Shoha
Le
haïku est de l'ordre de la contemplation, c'est-à-dire de l'éveil, du
consentement et de l'abandon. L'auteur du haïku s'efface devant le monde qu'il
observe, ou plutôt : il laisse, en toute conscience et lucidité, le monde
pénétrer en lui. Et le lecteur, à son tour, fait de même.
Le
fil se détend -
maintenant
le cerf-volant
est
une portion de ciel.
Miyoko
Hashimoto
Le
haïku est de l'ordre de l'universel. Lorsque le haïku dit "je", ce
qui est assez fréquent, ce "je" n'est pas (ou pas seulement) le
"moi" de l'auteur, mais un "je" qui pourrait être n'importe
qui.
J'arrose
pensant
pouvoir
vivre
encore.
Toshiko
Tonomura
Mais
le haïku est en même temps de l'ordre de l'intime : celui de l'auteur, celui du
lecteur, et celui des objets. En se limitant à un tout petit nombre de mots, il
ne révèle, à première vue, presque rien de son auteur, et laisse le lecteur
complètement libre d'en inventer le sens. De ce qui environne le fragment de
réalité décrit par le haïku, de l'émotion qu'il suscite en lui, l'auteur ne dit
rien : c'est au lecteur, à partir de ces quelques mots, d'éprouver des émotions
qui lui seront propres ; de dévider, à partir d'une simple image, le fil de son propre
univers.
Un
papillon d'hiver
aux
ailes déchirées
voltige
toujours.
Kazué
Asakura
Le haïku ne raisonne pas : il résonne. Comme un diapason : le choc léger d'un bout de métal sur un coin de table, une toute petite note, et c'est l'air tout entier qui entre en vibration, et qui vibre encore bien longtemps après que le bruit initial a cessé. Ou, pour reprendre le thème d'un haïku célèbre du "maître" Bashô, comme le "ploc" que fait une grenouille qui saute dans l'étang, et dont la vague s'étend doucement jusqu'à animer toute la surface de l'eau.
La cloche de bois
et dans l'intervalle
le chant du coucou.
et dans l'intervalle
le chant du coucou.
Uko
Le
haïku, cet art du presque rien, est sans doute la forme de poésie la plus
proche du silence. Juste à côté du silence. La première après le silence ?
Plutôt : la dernière avant le silence.
-oOo-
Sources et références
Haiku : anthologie du poème court japonais, Corinne Atlan et Zéno Bianu, Gallimard
Du rouge aux lèvres : Haijins japonaises, Dominique Chipot et Makoto Kemmoku, Points
Wikipedia
Blog de Nekojita
Blog de Dominique Chipot
Théorie et pratique du haïku
Haïkus sans frontières
Le haïku
Haïku and Co, André Duhaime
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