Au moment même où un particulier dépensait 120 millions de dollars pour acquérir une toile de quelques décimètres carrés, il y avait dans
le monde, selon la Banque Mondiale, 2,5 milliards de personnes vivant avec moins de 2 dollars par jour.
2 dollars par jour : il faudrait donc à l'un de ces
pauvres plus de 60 millions de jours, soit 164 000 années, pour accumuler les
120 millions nécessaires à l'achat du tableau.
Quel rapport, me direz-vous ? Aucun, à première vue : je
ne fais pas partie de ceux qui croient que, s'il y avait moins de riches, ou si
les riches l'étaient un peu moins, il y aurait moins de pauvres.
Et pourtant …
Certes il y a des riches, de plus en plus nombreux, et de plus en plus riches, apparemment. Où serait le mal, dès lors qu'ils n'ont pas construit leur fortune en volant les pauvres, ou plus largement que leur richesse ne s'est pas formée au détriment des plus pauvres ?
Par exemple, parmi les acquéreurs potentiels du Cri, la presse américaine cite le cofondateur de Microsoft, Paul Allen : j'ai tendance à considérer que sa fortune n'est pas illégitime. Il a créé et développé, à la force de son intelligence et de son travail, une entreprise qui fournit aujourd'hui un emploi à près de 100 000 personnes dans le monde. Je constate aussi qu'il fait partie, avec Bill Gates, Warren Buffet et d'autres, de ces Américains fortunés qui distribuent une part importante de leur richesse à des Fondations ou des œuvres philanthropiques (le total de ses dons atteindrait de l'ordre de 700 millions de dollars, et il s'est engagé à léguer la plus grande part de sa fortune à des organisations caritatives).
Je peux concevoir que le "marché de l'art"
confère à certains objets une valeur marchande qui n'a plus rien à voir avec la
rémunération d'un travail ni celle d'un risque - le travail et la prise de
risque me paraissant a priori être les deux seules sources légitimes
d'enrichissement (et, pour revenir sur mon point précédent, ce sont bien celles
qui sont à l'origine de la fortune d'un Paul Allen).
Je ne trouve pas grand chose à redire, par exemple, à
l'idée que l'acquéreur initial d'une œuvre d'art à son auteur fasse un profit important
sur la revente de cette œuvre - à condition bien sûr que ce profit soit taxé
comme n'importe quel revenu : en rémunérant un artiste pour son travail, le
mécène contribue à l'activité créatrice de cet artiste, en y risquant ses
propres deniers, au même titre qu'un investisseur qui risque son argent dans
une entreprise.
Là où le bât me semble blesser en revanche, c'est lorsque l'héritier
de ce mécène, ou l'acquéreur de seconde main, ou son nième
successeur, fait du profit en revendant l'œuvre en question. On est là soit
dans l'enrichissement sans cause réelle (même s'il est licite), soit dans la
spéculation pure, celle qui ne crée absolument aucune valeur pour la collectivité,
sinon pour les marchands d'art, les notaires, et (trop peu à mon goût) l'Etat,
qui prélèvent leur dîme au passage.
Et je reste ainsi scandalisé par le fait que, du moins en
France, ces plus-values sans contrepartie bénéficient d'un régime fiscal plus
favorable que les revenus du travail. Et plus généralement qu'un gouvernement
qui se dit "de gauche" puisse accepter que la possession et le commerce d'œuvres d'art bénéficient d'un régime fiscal dérogatoire, faisant
échapper à l'impôt des sommes considérables au bénéfice des plus riches, et
pour le coup, au détriment des moins riches sinon des plus pauvres.
Voilà, finalement, où je voulais en venir, après un long
détour qui le valait bien, à mon goût du moins. Personne n'a semblé choqué outre
mesure par le montant faramineux de cette vente, pour une toile - pas même une
toile d'ailleurs, un carton en réalité - payée probablement quelques dizaines,
au mieux quelques centaines, de dollars à son auteur. Et pourtant, s'il est
bien un domaine où une fiscalité confiscatoire se justifierait, c'est bien
celui-là.
Non pas pour le plaisir malsain de "punir les
riches". Mais tout simplement parce qu'une collectivité ne peut pas maintenir
sa cohésion si elle accepte, encore moins si elle encourage, l'enrichissement sans
cause, même lorsque les bénéficiaires de ces profits en font "bon"
usage.
En l'occurrence, le vendeur (l'homme d'affaires Petter
Olsen, qui avait reçu la toile en héritage de son père, l'armateur norvégien
Thomas Olsen, ami et mécène du peintre, qui a sauvé du bûcher auquel les
avaient condamnés les Nazis nombre d'œuvres de Munch) a déclaré avoir
l'intention d'utiliser le produit de la vente pour créer un musée Munch à
Hvitsten, en Norvège. C'est parfaitement honorable et respectable. Il m'aurait néanmoins
semblé plus légitime que cet argent, gagné par le vendeur sans le moindre effort
de sa part sinon celui d'avoir mis en vente le tableau, revienne à l'Etat,
permettant à ce dernier de choisir entre la création d'un musée et d'autres
dépenses peut-être tout aussi justifiées.
J'ajoute que les avantages fiscaux dont bénéficient les
œuvres d'art ne sont probablement pas pour rien dans la bulle spéculative qui
conduit "le marché" à attribuer à ces œuvres des prix défiant le bon
sens. Cela dit, cette bulle, contrairement à d'autres bulles spéculatives,
n'est guère dangereuse pour l'économie du monde, et son éclatement éventuel
n'aurait pour effet que de rendre quelques très riches un tout petit peu moins
riches.
Et le rhinocéros de Java dans tout cela ?
Comme je le signalais dans la première partie de ce
billet, l'éruption du Krakatoa, dont les effets ont été globalement
dramatiques, a peut-être non seulement conduit Munch à peindre cette œuvre
considérable et admirable qu'est Le Cri, mais a aussi permis, a-t-on dit, la
survie du rhinocéros de Java.
Ainsi peut-on espérer que la Crise, la vraie, celle qui frappe le monde et ses habitants ici et maintenant, puisse elle aussi enfanter quelques merveilles qui amélioreront la vie des générations futures. Inch'Allah.
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