Une des versions du Cri, l'œuvre la plus connue d'Edvard Munch et l'une des plus célèbres de l'histoire de la peinture, vient d'être achetée pour 120 millions de dollars lors d'une vente aux enchères à New York, par un acquéreur inconnu.
Cette vente record n'est qu'une parmi de multiples
illustrations du fait que, malgré la Crise (ou à cause d'elle ?), le marché de
l'art se porte à merveille, comme le montre aussi cette autre vente record(près de 400 millions de dollars au total) réalisée le 8 mai par Christie's.
Au même moment il y a dans le monde, selon la Banque
Mondiale, 2,5 milliards de personnes vivant avec moins de 2 dollars par jour.
Quel rapport, me direz-vous ? On va le voir - non sans parcourir
quelques chemins de traverse.
Si l'on oublie un instant sa valeur marchande, pourquoi
donc ce Cri nous touche-t-il si profondément, et si universellement ?
Ce qu'on lit dans l'attitude et sur le visage du
personnage central, c'est l'angoisse, la détresse, la terreur, la souffrance. Il
entend, peut-être, ce cri "qui déchir[e] la nature", selon
l'expression même de Munch ; ou peut-être est-ce plutôt un cri à l'intérieur de
son être, et auquel il cherche à échapper en se bouchant les oreilles. En vain,
évidemment. Peut-être le personnage tente-t-il de crier lui aussi. Mais il n'y
a pas de cri, seulement le silence. L'angoisse, la douleur restent muettes,
murées à l'intérieur du personnage, sans échappatoire.
On aperçoit, à l'arrière-plan, d'autres personnages,
indifférents, imperturbés : ils n'entendent pas, ne veulent pas entendre sans
doute, ni le cri de la nature, ni celui de cet homme au plus profond de
la détresse. Oui, au fond, c'est le silence de ce Cri, et le silence qui lui
répond, qui nous saisissent.
Je pense à la chanson de Bob Dylan :
« ...« L'appareil photo ne peut pas concurrencer le pinceau et la palette, » écrivait Munch, « tant que l'on ne peut pas l'utiliser au Paradis ou en Enfer. » Ici, c'est bien l'Enfer qu'on devine dans les yeux vides de cet homme.
Yes, 'n' how many ears must one man have
Before he can hear people cry ?
...
Yes, 'n' how many times can a man turn his head,
Pretending he just doesn't see ?
The answer, my friend, is blowin' in the wind,
The answer is blowin' in the wind. »
La crise morale du monde moderne semble tout entière rassemblée dans ce tableau : l'angoisse de l'homme devant la perte de sens, la peur de ce qui va advenir et qu'on ne comprend ni ne maîtrise, l'impuissance face aux évolutions menaçantes de l'environnement naturel, la souffrance des uns, l'égoïsme des autres, l'incommunicabilité absolue entre les êtres humains, la solitude.
L'éruption du Krakatoa
A propos de la genèse de ce tableau, daté de 1893, Munch
écrit dans son journal, le 22 juillet 1892 :
« Je me promenais sur un sentier avec deux amis — le soleil se couchait — tout d'un coup le ciel devint rouge sang je m'arrêtai, fatigué, et m'appuyai sur une clôture — il y avait du sang et des langues de feu au-dessus du fjord bleu-noir de la ville — mes amis continuèrent, et j'y restai, tremblant d'anxiété — je sentais un cri infini qui se passait à travers l'univers et qui déchirait la nature. »L'épisode que décrit Munch pourrait être lié aux phénomènes célestes observés dans les mois et les années qui ont suivi l'éruption du Krakatoa, en 1883.
Il s'agit d'une des plus grandes éruptions volcaniques de
l'histoire, comparable à celle de l'île de Santorin vers 1650 av. JC (qui est sans
doute à l'origine de la série de calamités racontées dans la Bible sous laforme des dix plaies d'Egypte).
On estime à environ 40 000 le nombre de victimes du
raz-de-marée qui s'en est suivi (pour mémoire, celui du 26 décembre 2004 a fait
près de 300 000 victimes).
« Puis les cendres se mirent à pleuvoir. Aux cendres succéda la pierre ponce, mêlée de boue. Puis vint la nuit, une nuit noire opaque, de dix-huit heures, pendant laquelle toutes les forces aveugles de la nature unirent leurs efforts pour renouveler le Chaos. La mer furieuse, hurlante, se souleva. Une vague colossale s'engouffra dans le détroit, courant avec une vitesse insensée et se rua avec rage sur les terres. D'autres vagues suivirent celle-ci, non moins gigantesques, non moins furieuses, non moins destructives, poursuivant leur œuvre au milieu des ténèbres. Quand le jour reparut enfin, pâle et blafard, ce fut pour éclairer un spectacle lamentable et effrayant. Des villes, la veille animées, vivantes, pleines de mouvement et de bruit, avaient disparu. Ainsi Telok-Bétong, au fond de la baie de Campong, dans l'île de Sumatra ; à Java, Bantam, Anjer, Tjéringin, tous les villages de la côte, et la côte elle-même....» (Extrait - de seconde main - de L'Illustration, 22 décembre1883).Pendant plusieurs années après l'éruption, le ciel a pris une teinte anormalement rouge au coucher du soleil, notamment en Europe. Ce phénomène était dû aux fines poussières de dioxyde de soufre projetées par l'éruption, qui tournèrent longtemps autour de la terre avant de retomber progressivement sur sa surface, sous forme de pluies acides. La présence de ces particules dans l'atmosphère accentuait en effet la diffusion de la lumière, en particulier le soir, quand les rayons du Soleil sont tangents à la courbure de la terre, colorant ainsi le ciel en rouge sombre. On a d'ailleurs observé le même type de phénomène lors de l'éruption du Pinatubo, aux Philippines, en 1991.
Cette catastrophe a eu aussi d'autres effets, moins anecdotiques, mais au moins aussi intéressants.
Les régions les plus touchées par la catastrophe, tant par
les effets du raz-de-marée que par celui des pluies de cendres, ont évidemment
été les zones côtières de Java et de Sumatra.
A l'époque, ces régions sont sous administration
néerlandaise (elles font partie des Indes Orientales Néerlandaises, dont
l'indépendance ne sera acceptée par les Pays-Bas qu'en 1949).
Les relations entre les communautés chrétienne et
musulmane sont alors très tendues, et l'hostilité des autorités religieuses
locales vis-à-vis des colons croissante. On prône dans les écoles islamiques le
retour des "brebis égarées" de Java et Sumatra dans le giron de
l'Islam. Dans ces conditions, "la situation de désolation qui suit
l'éruption catalyse le déclenchement dans les zones touchées d'une vague
meurtrière anti-occidentale par les fondamentalistes
musulmans" (source : Wikipedia).
Mais les effets de l'éruption n'ont pas été seulement
régionaux : dans l'année qui a suivi, la température moyenne du globe a baissé
de 0,25°C, du fait de l'existence de ce nuage de poussières dans l'atmosphère,
et les températures ne sont revenues à la normale que cinq années plus tard, en
1888.
A l'inverse, de façon surprenante, l'éruption a eu aussi
des effets bénéfiques sur l'environnement. "Un an seulement après le
cataclysme, de l'herbe pointe déjà sur les bouts d'îlots épargnés. Deux ans
plus tard, vingt-six espèces de plantes y poussent et en 1924, ces fragments de
terre sont recouverts d'une forêt dense. Les régions proches comme Lampung,
presque stériles avant l'éruption, deviennent très fertiles. Cela attire une
population importante. On estime par ailleurs que cette éruption a permis la
survie du rhinocéros de Java." (source : Wikipedia)
Ainsi, de même que Le Cri peut être interprété comme un
symbole du monde moderne, l'éruption du Krakatoa peut être lue comme une
métaphore de la crise financière mondiale actuelle : une accumulation
souterraine de tensions (celle des dettes privées et publiques), une éruption
violente et localisée (la crise des subprimes aux Etats-Unis en 2008), des
conséquences dramatiques à court terme au voisinage immédiat de l'éruption (des
millions de personnes ruinées aux Etats-Unis), des effets induits considérables
et durables à l'échelle de la planète (la Crise), y compris l'exacerbation des
conflits inter-religieux et des fondamentalismes ...
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