1ère partie : de l'exclusion des œuvres d'art de l'assiette de l'ISF
L'élaboration du premier budget du quinquennat Hollande (je dis "du quinquennat", et non pas "du premier quinquennat", car ses premiers mois d'exercice me font sérieusement douter qu'on l'autorise à redoubler) a soulevé quelques débats fiscaux dont je me suis délecté. Bien entendu, on a débattu (un peu) de l'inclusion des œuvres d'art dans l'assiette de l'ISF.
L'ISF et les œuvres d'art
Comme à la création de l'ISF (ou IGF dans sa version primitive) par François Mitterrand en 1982, comme en 1988 (gouvernement Rocard), puis en 1998 (gouvernement Jospin), puis en 2011 (gouvernement Fillon), est revenue sur la table en 2012 la question de l'intégration des œuvres d'art dans l'assiette de cet impôt.
Le scénario est toujours le même : quelques voix s'élèvent, parmi les parlementaires de gauche ou de droite, animées par des motivations diverses, pour remettre en cause le régime de faveur dont bénéficient les propriétaires d'œuvres d'art pour le calcul de l'ISF. Il ressort des débats parlementaires qu'au fond tout le monde ou presque, à droite comme à gauche, trouverait assez normal que les œuvres d'art soient taxées comme les autres éléments du patrimoine, à quelques détails près. Et pourtant l'histoire se termine toujours de la même façon : très rapidement, les contestataires sont remis dans le "droit" chemin par le gouvernement, de gauche ou de droite.
En 2011, Nicolas Sarkozy avait sifflé la fin de la récréation avec ces mots définitifs : « C'est une stupidité ». Il avait justifié son appréciation en déclarant, sans rire, que cela donnerait « la possibilité à l'administration fiscale de rentrer dans les domiciles des gens » pour contrôler les déclarations, et ferait « disparaître toute une part du marché des œuvres d'art en France ».
En 2012 Jean-Marc Ayrault, craignant sans doute de se voir
opposer ses déclarations de l'année précédente alors qu'il était dans
l'opposition, et conscient peut-être de la pauvreté des arguments qu'il avait à
sa disposition, s'est contenté d'une oraison funèbre minimale : « La position
du gouvernement est très claire. Il n'y aura pas d'intégration dans le calcul
de l'impôt sur la fortune des œuvres d'art ». On ne pouvait guère faire plus
concis.
Aurélie Filippetti, ministre de la Culture de Jean-Marc
Ayrault, n'a pas été en reste : « L'exonération d'ISF pour les œuvres d'art
fait partie de l'exception culturelle. Ce serait une grave erreur que de la
remettre en cause alors que la compétition internationale sur le marché de
l'art est très forte».
Et comme à chaque fois les détenteurs et les marchands d'œuvres d'art, après un court moment d'inquiétude, ont poussé un ouf de soulagement.
Ce qui est amusant c'est que, comme chacun sait que la mesure n'a aucune chance d'être votée, et qu'il ne s'agit donc que d'un jeu de rôles, les ministres concernés ne font même pas l'effort de trouver des arguments qui tiennent debout : ils se contentent de répéter ceux de leurs
prédécesseurs, toutes tendances confondues, c'est-à-dire ceux qui leur sont
soufflés par les riches collectionneurs et les professionnels du commerce de
l'art.
L'indigence et la mauvaise foi de la plupart de ces
arguments semblent d'ailleurs, au fond, ne gêner personne, ni ceux qui les
soutiennent, ni ceux qui les écoutent.
Premier argument : l'œuvre d'art ne procure pas de revenu.
C'est incontestable. Mais comme le faisait remarquer Marc Le Fur au cours du débat parlementaire au sujet de l'amendement qu'il avait proposé en 2011, « la résidence principale ne rapporte pas davantage ». Et
pourtant la résidence principale n'est pas exonérée.
A supposer pourtant que l'on retienne cet argument, et que l'on exclue de son assiette les éléments de patrimoine qui ne procurent pas de revenus, il faudrait alors considérer que l'ISF, dès lors qu'il ne s'appliquerait qu'aux patrimoines générateurs de revenus, ne serait finalement
qu'un impôt, forfaitaire, sur lesdits revenus. Mais, dans ce cas, pourquoi diable
ne pas se contenter, comme l'a promis François Hollande, d'aligner la fiscalité
des revenus du capital sur celle des revenus du travail, et jeter l'ISF aux
oubliettes ?
Exit donc l'argument
sur l'absence de revenus.
Deuxième argument : le risque de fuite des œuvres vers l'étranger.
Michel Sapin, actuel ministre du travail, a indiqué que cette mesure entraînerait « le départ vers l’extérieur d’une bonne partie du patrimoine français ». Lors du débat de 2011 François Baroin, alors ministre du budget, rappelait que « 90 % des collections publiques se constituent au fur et à mesure des donations et des dations » : si les œuvres d'art quittent la
France, ajoutait-il, « il existe un risque puissant d’appauvrissement pour la
constitution de ces collections ».
Les présidents de sept musées nationaux, dans une lettre ouverte adressée à Aurélie Filippetti, ministre de la Culture, mettent eux aussi en garde : la France, expliquent-ils, « risque d'assister à la disparition de collections historiques, transmises de génération en génération ». Rien de moins.
L'argument serait audible, s'il était crédible. Il est cohérent
de la part de ceux qui s'effraient du risque d'évasion fiscale qu'engendre une
pression fiscale excessive - même si, en l'occurrence, on peut douter que cette
taxe ait l'effet massif que ses opposants font mine de redouter. Mais venant
d'un gouvernement qui vient de créer une taxe de 75% sur les plus hauts
revenus, il fait plutôt sourire.
Troisième argument : la difficulté d'évaluer les œuvres d'art.
C'est l'argument que Jean-Marc Ayrault,
actuel premier ministre, avait utilisé pour justifier sa mollesse dans le débat
de 2011 sur le sujet : « Il faut rechercher quelle peut être la meilleure
solution [...], sachant qu'il ne serait pas simple d'évaluer et de contrôler
les œuvres d'art ». Cet argument ne résiste évidemment pas une seconde à
l'examen : car que resterait-il à taxer, s'il fallait ne taxer que ce qui est
facilement évaluable ? A part les actions de sociétés cotées - et encore, leur
valeur change tous les jours -, on ne voit pas ... Il faudrait alors non
seulement renoncer à l'ISF dans son ensemble, mais aussi à toute taxation des
successions.
Quatrième argument : le risque de déstabilisation du marché
de l'art.
A en croire nos ministres, c'est quasiment l'apocalypse qu'on
nous promet en cas d'adoption d'une telle mesure : la "déstabilisation du
marché de l'art" !
François Baroin, en 2011, avertissait : « L’impact
économique des mesures que vous proposez serait désastreux pour le marché de
l’art français et l’attractivité de la place de Paris. » Jérôme Cahuzac, moins
lyrique mais tout aussi catégorique, lui emboîte le pas en 2012 : « Il ne faut
pas déstabiliser le marché des œuvres d'art ».
Bien évidemment l'argument de l'emploi, s'il était crédible,
mériterait qu'on y prête attention. Mais on a quand même du mal à y croire
vraiment, surtout quand on entend l'emphase forcée avec laquelle il est
défendu. Je laisse la parole sur le sujet à un certain Didier Rykner : « Le marché de l’art serait en effet touché
de plein fouet par cette mesure. Or, [les] galeries payent des impôts, des
taxes, de la TVA… La baisse considérable de leur activité [serait] extrêmement
pénalisante. [...] Les restaurateurs, encadreurs, doreurs, ébénistes,
marbriers, socleurs, tapissiers [...] verraient au mieux leur activité
diminuer, au pire seraient obligés de l’arrêter. »
On en a froid dans le dos.
Cinquième argument : le faible rendement de cet impôt.
Voilà un argument solide. Qu'attend-on en effet pour supprimer tous les impôts qui rapportent peu,
mettons par exemple moins de 100 millions par an ? Et dire que l'argument est
soutenu, sans rire, par le ministre du budget (l'actuel comme le précédent) !
Sixième argument : l'incitation à la dissimulation.
Celui-là mérite sans doute la palme.
Ecoutons par exemple la complainte des présidents de musée dans
la lettre ouverte que je citais plus haut
:
« Une nouvelle menace plane sur nos missions, sur la poursuite de l'enrichissement de nos collections et la diffusion au plus grand
nombre des œuvres d'art publiques et privées [...] On peut craindre qu’une
taxation des œuvres d’art n’incite leurs propriétaires à ne pas les prêter, de
peur de les voir exposées et donc identifiées en public. »
L'inénarrable Didier Rykner, que je citais aussi plus haut, va encore plus loin : « Il est évident, écrit-il, que la taxation des œuvres d’art incitera [leurs propriétaires] à ne plus prêter (c’est déjà le cas de nombre d’entre eux, inquiets depuis longtemps d’une possible taxation). Les œuvres rentreront ainsi dans la clandestinité. Pour la même raison, il deviendra quasiment impossible de publier dans des ouvrages ou des revues savantes des œuvres inédites et appartenant au patrimoine privé. L’histoire de
l’art en sera durablement touchée. »
En un mot comme en cent : il ne faut pas taxer les œuvres d'art, car cela conduirait immanquablement leurs propriétaires à "entrer dans la clandestinité" (bigre !) pour frauder le fisc.
A ce compte-là, il faut de toute urgence supprimer tous les impôts, au motif qu'ils incitent les malheureux contribuables à frauder pour y échapper !
Et les plus-values ?
Les mêmes arguments, plus d'autres tout aussi fantaisistes, sont mis en avant pour justifier que, non contents d'échapper à l'ISF, ils doivent aussi bénéficier d'un régime privilégié pour ce qui est de la taxation des plus-values, ainsi que pour celle des successions. Je cite Jean-Louis Borloo, qui ne saurait pourtant pas être taxé (si j'ose dire) d'ultra-gauchisme : « Les œuvres d’art
sont soumises à un prélèvement de 5 % sur les plus-values à titre forfaitaire,
et les métaux précieux bénéficient d’un taux de 8 %. À ces niveaux-là, il
s’agit quasiment d’exonérations ! Pour quelles raisons économiques ? Pour
quelles raisons sociales ? Pour quelles raisons morales ? ». Je ne saurais
mieux dire.
On le voit, il faut une bonne dose de naïveté, ou de foi, pour croire à ces boniments. On sourit en relisant les propos tenus par Jean-Marc Ayrault, alors dans l'opposition, lors du débat de 2011 : « Au moins sur ce sujet, nous pourrions mettre un terme à cette malédiction qui veut que
les uns et les autres aient des points de vue qui changent quand ils sont dans
la majorité ou dans l’opposition ». La réalité, c'est qu'il y a un fort
consensus dans la classe politique pour que les œuvres d'art, dont la
possession est pourtant très corrélée avec le niveau de revenu, échappe le plus
possible à l'impôt.
Je laisse à chacun le soin d'y trouver une explication. Cette explication existe sans doute. Mais elle est aussi, sans doute, inavouable.
Un deuxième débat a soulevé davantage de passion, celui de la taxation des plus-values, débat exacerbé par l'irruption des pigeons. Il fera l'objet de mon prochain billet.
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