"Le premier qui dit la vérité / Il doit être exécuté", chantait jadis Guy Béart. J'ai un peu l'impression que ce constat s'applique assez bien, ces jours-ci, à Samir Nasri, qui a eu le mauvais goût d'insulter, non pas un arbitre, non pas un spectateur qui avait payé sa place, non, bien pire que cela : un journaliste, qui tentait de l'interviewer à la suite du match perdu par l'équipe de France contre l'Espagne lors de l'Euro 2012.
Loin de moi l'idée de considérer Samir Nasri comme une victime : il est trop bien payé, et il a trop cherché ce qui lui arrive, pour qu'on en fasse un martyr.
Mais si l'on y regarde bien, l'"affaire Nasri", et les vagues qu'elle a provoquées, pourraient constituer un reflet à peine déformé de quelques unes des faiblesses, ou des tares, de notre société, faiblesses ou tares qu'elle a du mal à admettre, et que le recours à un "bouc émissaire" permet commodément de continuer à se cacher à elle-même.
Petit rappel des événements
Après la défaite de l'équipe de France contre l'Espagne, un journaliste interpelle Samir Nasri pour recueillir ses réactions sur le match.
Réponse de Nasri : "Non, de toute façon, vous cherchez toujours la merde, vous écrivez de la merde dans vos journaux".
Le journaliste : "Eh bien casse-toi alors si tu n'as rien à dire".
Nasri : "Tu me dis de me casser ? Viens on va régler ça là-bas".
Le journaliste: "C'est ça".
Epilogue de Nasri : "Va te faire enculer, va niquer ta mère, sale fils de pute. Tu veux qu'on s'explique, va te faire enculer. Voilà, comme ça vous pourrez écrire que je suis mal élevé".
-
une invitation à une séance de sodomie passive, invitation
semblable à celle adressée par Nasri au journaliste, mais adressée cette fois
par Jeremy Menez à Hugo Lloris, qui lui reprochait son mauvais placement sur le
terrain
-
la même invitation, mais cette fois en italien,
adressée par le même Jérémy Menez à l'arbitre (italien) du match France-Espagne
-
une réponse énervée ("Si t’es pas content,
t’as qu’à me virer !") d'Hatem Ben Arfa à son patron Laurent Banc, qui lui
faisait grief d'utiliser son téléphone portable pendant son discours
-
le refus de Yann M'Vila de serrer la main de ce
même patron au moment de sa sortie du terrain.
De ce que Nasri a
tout compris
On a tout lu sur Samir Nasri. Voici
un petit florilège des qualificatifs dont il a été gratifié sur une seule
séquence de commentaires sur internet : "suffisant, odieux, arrogant, mal
embouché, esprit tordu, dopé, petit con, voyou, petit bras mais grande gueule,
égo démesuré". J'aurais envie de dire à propos des commentateurs concernés
: c'est çui qu'y dit qu'y est.
L'échange de Samir Nasri avec
le journaliste montre en effet que non seulement il est loin d'être un
imbécile, mais qu'il a tout compris, et en tout cas bien mieux que beaucoup de
ceux, journalistes ou commentateurs amateurs, qui prétendent le juger.
Qu'a donc dit Nasri ?
D'abord, que les journalistes
"cherchent toujours la merde".
Les dits journalistes peuvent
s'en offusquer : pourtant, qu'il s'agisse de sport, de politique ou de faits
divers, le travail du journaliste ne consiste-t-il pas, au moins en partie, à
"chercher la merde" ?
"Chercher la merde"
peut d'ailleurs se comprendre de deux façons. Il peut s'agir de la chercher là
où elle est, et où on la cache : c'est le propre du journalisme
d'investigation.
Mais il peut s'agir aussi, et
c'était probablement ce que voulait dire Nasri, de la provoquer, dans le sens de
"chercher la bagarre". S'agissant des journalistes, c'est évidemment
moins noble que la première acception. Mais il est difficile de contester
qu'une bonne partie de la presse en fait son ordinaire.Nasri a dit ensuite que les journalistes "écrivaient de la merde". Ca n'est pas vrai de tous, en tout cas pas toujours, heureusement. Mais, pour une partie non négligeable de ce qui s'écrit dans les journaux, est-il si loin de la vérité ?
Conclusion de Nasri, après
qu'il a lancé sa litanie d'insultes (pas très élégantes, ni très originales, il
faut en convenir) : "comme ça vous pourrez écrire que je suis mal
élevé". C'est donc en étant parfaitement conscient de l'usage que les
journalistes en feraient que Nasri a joué son petit numéro. Façon de dire :
vous attendez que je me comporte comme un voyou, vous n'attendez même que ça,
vous ne cherchez que ça, eh bien je vous le sers sur un plateau.
Et tout s'est passé ensuite
exactement comme Nasri l'avait imaginé.
Du malheur d'être vaincu
"Vae victis", ou
malheur aux vaincus : ce mot, attribué au chef gaulois Brennos, ou Brennus (rien
à voir avec le Brennus créateur du bouclier qui constitue le trophée du
vainqueur du championnat de France de rugby), après sa victoire sur les troupes
romaines au IVème siècle avant JC, n'a rien perdu de son actualité. Aux
vainqueurs on pardonne tout, mais rien ne l'est aux perdants.
On ne compte pas les écarts de conduite dont se rendent régulièrement coupables les footballeurs professionnels. On s'en souvient, on s'en délecte avec gourmandise, les soirs de défaite,
pour accabler davantage encore les perdants. Mais la victoire efface les fautes
- jusqu'aux prochaines défaites.
Avant les "incidents"
de ce dernier championnat d'Europe, un exemple parmi des centaines : celui du crachat de Fabien Barthez sur un arbitre marocain en 2005 - un acte autrement
plus grave, en particulier de la part d'un sportif professionnel, que les
insultes, devenues très banales, de Nasri. On se souvient de la scandaleuse
indulgence dont avait fait preuve la Fédération Française de Football dans
cette affaire (3 mois de suspension ferme et 3 mois avec sursis, ultérieurement
transformés en travaux d'intérêt général).
On se souvient aussi, bien sûr,
du "coup de boule" donné par Zinedine Zidane à Marco Materazzi lors
de la finale du championnat du monde 2006 entre la France et l'Italie. Cette faute
grave, qui aurait valu à un joueur ordinaire d'être voué aux gémonies, lui a
été pardonné avec la même unanimité que celle avec laquelle Nasri a été
condamné.
Evidemment, on ne traite pas un
champion du monde comme un perdant !
Du droit de tous les
professionnels au secret des affaires
On se souvient que la réaction quasi
unanime des joueurs, après la "révélation" par le journal L'Equipe
des insultes (avec les mêmes mots que ceux de Nasri, ce qui monte que le
langage n'a pas tellement évolué ces dernières années) adressées par Nicolas Anelka
à Raymond Domenech dans le vestiaire à la mi-temps du match contre le Mexique
en Afrique du Sud, avait été de mettre en cause non pas Anelka, mais "le
traître" qui avait rapporté à un journaliste des propos de vestiaire, qui
auraient dû rester secrets.
Sur le moment j'avais, comme
beaucoup, été choqué de cette réaction. Je crois que j'avais tort. On exige
bien, par exemple, et à juste titre, le secret des délibérations d'un Conseil
d'Administration. On trouverait scandaleux, dans n'importe quelle entreprise,
qu'un participant à une réunion de direction rapporte à la presse une prise de
bec entre le patron et un de ses collaborateurs.
Les propos adressés par Ben
Arfa à Laurent Blanc ("Si t'es pas content, t'as qu'à me virer"),
prononcés eux aussi dans le vestiaire et en réaction à une remontrance de
l'entraîneur, sont moins grossiers, et moins violents, que ceux d'Anelka. Ils
sont même très anodins : n'importe qui, dans un moment de tension, pourrait
prononcer une phrase de ce type à son supérieur hiérarchique.Mais quoi qu'il en soit, il me semble légitime que les joueurs et leur staff s'offusquent de ce que leurs échanges "de travail", parfois tendus comme c'est le cas dans n'importe quel groupe, fassent l'objet d'une telle publicité, et a fortiori soient utilisés pour les condamner.
De la propension de
la presse à fabriquer du scandale
La presse, et à sa suite "l'opinion
publique" (je mets des guillemets, car la notion d'"opinion
publique" mériterait de longs développements), quasi unanimement, ont donc
condamné nos footballeurs, au terme d'un procès sommaire, dans lequel la
défense n'a pas eu son mot à dire, et où elle n'aurait de toute façon pas été
audible.
Au fond, de quoi se sont-ils
rendus coupables ? Non pas tant de quelques grossièretés, parfois justifiées,
parfois excessives, que d'avoir perdu.
Car évidemment, pour la presse,
la défaite, c'est une catastrophe.
La victoire, indépendamment du
plaisir qu'elle procure tant aux compétiteurs qu'aux spectateurs que nous
sommes, a un immense avantage pour la presse : elle fait vendre. Les deux plusgros tirages du quotidien L'Equipe sont ceux du 13 juillet 1998, au lendemain de la victoire des joueurs français
lors de la Coupe du monde de football, et du 3 juillet 2000, au lendemain de
leur victoire à l'Euro.
Mais la défaite ne fait pas
vendre : il faut donc trouver autre chose pour attirer le lecteur.
Il n'est donc pas surprenant
que la presse sportive, les lendemains de défaite, et comme l'a souligné fort justement
Samir Nasri ("comme ça vous pourrez écrire que je suis mal élevé"),
se transforme en presse à scandale : à défaut de victoire, quel meilleur
argument de vente en effet qu'un bon chapelet d'insultes dans la bouche d'un
perdant ?
De ce que les sportifs ne sont qu'un miroir, à peine déformé, de la
sociétéLes sportifs professionnels sont, à l'évidence, exceptionnels du point de vue de leurs qualités sportives. Mais ils redeviennent des hommes et de femmes comme les autres en dehors de l'exercice de leur profession.
Alors on s'offusque de voir des
footballeurs s'invectiver entre eux, sur le terrain ou en dehors. Mais leurs
échanges sont-ils moins violents que ce qu'on voit en permanence autour de
nous, que ce soit dans les cours de récréation ou dans les entreprises, même
si, dans ce dernier cas, les termes utilisés sont en général plus policés ?
On s'indigne de les voir
insulter les arbitres : mais ne voit-on pas tous les jours, dans les écoles ou
les familles, des élèves insulter leurs professeurs, ou des enfants leurs
parents ?
On aimerait que les sportifs de
haut niveau soient des exemples : ils ne sont, dans l'ensemble, que le reflet
de la société dans laquelle ils vivent, c'est-à-dire la nôtre.
Prenons-les simplement pour ce
qu'ils sont : des athlètes exceptionnels, payés pour nous offrir un spectacle
qui nous donne de l'émotion et, si possible, du plaisir. Mais aussi des hommes
et des femmes divers, avec leurs défauts et leurs qualités, parfois attachants,
parfois odieux, ni pires ni meilleurs que les autres.
On peut aussi ne pas oublier
que, pour certains d'entre eux, le sport les a sauvés (au moins momentanément)
: que serait devenu, par exemple, un garçon comme Mario Balotelli (enfant particulièrement instable, devenu attaquant vedette de l'équipe de foot
italienne), sans le foot ?
Alors critiquons leur
prestation quand elle est mauvaise, applaudissons-là quand elle est bonne. Et soyons
économes de notre indignation vis-à-vis de leurs insuffisances ou de leurs
excès : il y a tellement d'autres nécessiteux !
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire