"Ceux qui, par l'un des moyens énoncés à l'article 23 [en substance : expression publique sous quelque forme que ce soit] auront provoqué à la discrimination, à la haine ou à la violence à l'égard d'une personne ou d'un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée, seront punis d'un an d'emprisonnement et de 45 000 euros d'amende ou de l'une de ces deux peines seulement." (Loi du 29 juillet 1881, article 24).Je pense qu'il faut se réjouir qu'Eric Zemmour ait été condamné pour "provocation à la discrimination raciale", même si, malheureusement, cette condamnation ne va certainement pas contribuer à assainir le climat.
Rappelons les propos qui lui sont reprochés :
[Les employeurs] "ont le droit" de ne pas vouloir recruter d'Arabes et de Noirs (sur France Ô, le 6 mars 2010).Ces deux phrases ont été prononcées le même jour, lors de deux émissions différentes : il ne s'agit pas de phrases prononcées sans préméditation au détour d'une conversation, ni d'un dérapage, mais bien d'une volonté délibérée de provocation. Provoquer n'a rien de répréhensible en soi, évidemment, notamment de la part de quelqu'un dont c'est le principal fonds de commerce. Mais, s'agissant de déclarations publiques de la part d'un homme public, c'est à la fois sur le fond et sur l'opportunité qu'il faut s'interroger.
"La plupart des trafiquants sont noirs et arabes, c'est comme ça, c'est un fait" (sur Canal +, le même 6 mars 2010).
La première phrase est évidemment juridiquement fausse : Zemmour n'ignore certainement pas que le droit français interdit toute discrimination fondée sur la couleur de la peau, notamment à l'embauche. Le "droit" auquel Zemmour fait référence ne relève donc pas du champ juridique, mais du champ moral : selon lui, il est moralement admissible, pour un employeur, de sélectionner ses employés sur des critères raciaux s'il considère que c'est bon pour ses affaires. Sans doute veut-il dire aussi qu'il faut mettre le droit juridique en accord avec le droit moral, et modifier la loi en conséquence.
Il est difficile de ne pas voir là une incitation explicite à la discrimination - c'est ce qu'y a vu la juge qui l'a condamné, et que confirmera sans aucun doute le juge en appel si Zemmour fait appel. Le délit juridique ne fait donc guère de doute. Pour s'en convaincre, il suffit de penser que, au lieu de Noirs et Arabes, il (ou quelqu'un d'autre) aurait pu dire Juifs et homosexuels. Quant au "délit" moral, c'est évidemment une affaire ... de morale, et de politique.
La deuxième phrase pose un problème apparemment plus difficile, parce qu'elle est probablement vraie (pour des raisons sociologiques évidentes, compréhensibles par n'importe quel élève de 6ème). C'est d'ailleurs l'argument principal de la défense d'Eric Zemmour : puisque c'est vrai, ou tout au moins probable, et qu'il existe une conspiration du silence autour de cette vérité qui dérange, j'ai le droit, et même le devoir, de le dire publiquement. Admettons donc que sa "statistique" sur les trafiquants soit exacte.
Au-delà de la question juridique (ces propos sont-ils juridiquement condamnables ?), la question posée par cette provocation est de l'ordre de la responsabilité : est-ce un comportement responsable, de la part d'un homme public dans la position d'Eric Zemmour, que de dire cela de cette façon ?
Lorsque Marine Le Pen dit la même chose, elle est dans son rôle (au sens de représentation) de responsable politique d'un parti populiste d'extrême droite : son intention n'est pas d'inciter à la discrimination, mais de provoquer l'adhésion à son discours. Peu importe que les gens qui l'écoutent traduisent ou non ses déclarations en pratique: ce qui compte, c'est qu'ils retrouvent leurs propres souhaits ou leurs propres craintes dans un discours qui les rassure et les conforte.
Lorsque c'est Eric Zemmour qui le dit, c'est une autre affaire.
Poser la question de sa responsabilité (de la part de quelqu'un qui s'exprime publiquement et qui est écouté, et peut-être estimé, par beaucoup), c'est s'interroger sur les conséquences de ce qu'on dit.
Si Zemmour ne s'interroge pas sur sa responsabilité, c'est grave, compte tenu de sa position médiatique.
S'il l'a fait en l'espèce, c'est encore plus grave. Car lorsque Zemmour dit que la plupart des délinquants sont des Noirs et des Arabes, qu'est-ce que le public entend ? A l'évidence, il entend tout ce que le Front National l'encourage à penser à longueur de discours : que les Noirs et les Arabes sont dangereux, qu'ils sont la source de tous nos maux, qu'il faut donc sans barguigner les renvoyer "chez eux" à défaut de pouvoir les mettre et les garder en prison, prisons qui coûtent cher aux bons Français qui paient des impôts, et qui d'ailleurs sont pleines, etc. Et Zemmour ne peut pas ignorer que sa parole a un autre poids que celle d'un ou une Le Pen, parce que lui n'est pas a priori perçu comme quelqu'un qui cherche à développer une clientèle électorale, mais comme quelqu'un qui pense. Son discours est donc bien plus dangereux que celui de Marine Le Pen.
Il faut aussi dire un mot de la défense d'Eric Zemmour. La sienne propre, quand il se justifie en disant que "la discrimination, c'est la vie, et la vie est injuste" : effectivement, on est au niveau de la pensée d'un adolescent de 14 ans, comme l'a relevé la procureure dans son réquisitoire, sans pour autant y voir une circonstance atténuante ("Ca va quand on est ado, mais quand on est adulte, c'est un peu court comme raisonnement"). Celle de ses défenseurs, comme Thierry Mariani (que la mise en cause d'une décision de justice n'effraie pas le moins du monde), qui n'est guère plus brillante : en résumé, la condamnation d'Eric Zemmour est une atteinte intolérable à la liberté d'expression. Non, M. Mariani, la liberté d'expression n'autorise pas un homme public à dire n'importe quoi.
Lorsqu'on est dans la position d'un homme public, on ne peut pas se contenter de se poser la question de la vérité. Il faut admettre que toute vérité n'est pas bonne à dire, ou en tout cas qu'il y a des façons de dire des vérités qui font beaucoup plus de mal que de bien. Le problème de Zemmour, c'est qu'il n'en a cure : sous le masque de l'indépendance d'esprit et de la lutte contre le politiquement correct, et même si ce n'est pas son objectif (ce que j'ignore, au fond), il milite, dans les faits, pour Marine Le Pen.
Le malheur - car un malheur en entraîne souvent un autre - c'est que, quelle qu'en soit l'issue, le procès qui est fait à Eric Zemmour, procès dont il aurait été pourtant impensable de faire l'économie, ne fait qu'amplifier la résonnance de ses propos malodorants. Ajoutons à cela un bon petit débat sur la place de l'Islam en France : Marine jubile.
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