dimanche 19 avril 2020

Chroniques de confinement, 10


(Pour lire le billet précédent)

 Mourir, la belle affaire
"Mourir, cela n'est rien / Mourir, la belle affaire !", 
chantait Jacques Brel (*).

L'épidémie de Covid-19, grâce aux dispositifs de défense remarquablement efficaces mis en place très rapidement par les autorités publiques de tous les pays, aura in fine fait probablement moins d'un demi-million de morts dans le monde. A peine une pichenette, comparée aux 60 millions annuels de morts d'humains sur notre planète. A titre de comparaison, les drogues (dont le tabac) provoquent chaque année la mort de 10 millions de personnes, et l'ensemble des maladies infectieuses celle de 17 millions ... Il n'y a guère que la guerre qui tue moins (quelques centaines de milliers par an).

Mais les statistiques sont évidemment sans valeur pour l'individu : aucune statistique n'a le pouvoir d'effacer la peur de la mort.

Du point de vue de l'intérêt général, c'est heureux. Il se peut que, si les hommes n'avaient pas, individuellement et collectivement, "inventé" la peur de la mort, ils auraient disparu de la surface de la terre en moins de temps qu'il ne leur en a fallu pour y apparaître (**).

Et pour en revenir à notre péripétie du Covid, c'est parce qu'ils ont peur de mourir que la plupart des gens acceptent les privations de liberté exorbitantes qu'on leur impose - privations grâce auxquelles, in fine, la mort de la plupart d'entre eux sera remise à plus tard.

La peur de la mort - la sienne et celle des autres - a donc incontestablement une utilité sociale (***).

Mais - je m'aventure ici dans un domaine qui n'est pas le mien - qu'en est-il d'un point de vue philosophique ?

Philosopher, c'est apprendre à mourir ? Billevesée !

On connaît la phrase de Montaigne, qui cite Cicéron citant Platon rapportant (dans le Phédon) l'enseignement de Socrate :
"Philosopher, c'est apprendre à mourir" 
(Cicéron dit "commentatio mortis", qu'on pourrait traduire littéralement par réflexion sur la mort ; Platon dit μελέτη θανάτου, meletê thanatou, entraînement à la mort).

Voilà bien une des plus grandes sottises philosophiques qu'on ait jamais entendues. Cette sottise est la conséquence logique de l'absurde invention socrato-platonicienne selon laquelle
"l’âme pense mieux ... quand elle n’est troublée ni par l’ouïe, ni par la vue, ni par la peine, ni par le plaisir, et qu’elle s’est le plus possible isolée en elle-même : dégagée du corps, et rompant dans la mesure du possible tout commerce et tout contact avec lui, elle aspire à l'être". 
Selon Platon,
"lorsque [l'âme] entreprend d’étudier une question avec l’aide du corps, elle est complètement abusée par lui". 
Le corps n'étant ainsi, pour lui, qu'un impedimentum de l'âme, la mort est simplement la libération de l'âme :
A la mort, "l’âme s’en va vers ce qui est semblable à elle, vers ce qui est invisible, divin, immortel et sage, et quand elle y est arrivée, elle est heureuse, délivrée de l’erreur, de la folie, des craintes, des amours sauvages et de tous les autres maux de l’humanité". 
Ainsi le sage doit se préparer à la mort comme nous nous préparons à la sortie du confinement.

Il a fallu que s'écoule presque un siècle pour qu'enfin Epicure vînt remettre la philosophie sur ses pieds, selon la formule utilisée plus tard par Marx à propos de Hegel.

La mort n'existe pas

Epicure semble avoir été un des premiers à comprendre que notre propre mort n'existe pas (contrairement à la mort d'autrui, qui existe bel et bien, au moins quand elle touche des personnes que nous côtoyons).
"La mort n’est rien pour nous, puisque, tant que nous existons nous-mêmes, la mort n’est pas, et que, quand la mort existe, nous ne sommes plus". 
Pas besoin de paraphraser : on ne saurait être plus clair, ni plus logique.

Deux mille ans après, Wittgenstein ne dit pas autre chose :
"Der Tod ist kein Ereignis des Lebens. Den Tod erlebt man nicht". 
La mort n'est pas un événement de la vie. On ne fait pas l'expérience de sa propre mort.

Pourquoi craindre la mort ?
"Tout bien et tout mal résident dans la sensation", dit Epicure, "or la mort est privation de toute sensibilité ... la mort n’est [donc] rien pour nous".
 Il ajoute :
" ... hors de la vie il n’y a rien de redoutable. On prononce donc de vaines paroles quand on soutient que la mort est à craindre ... parce qu’il est douloureux de l’attendre. Ce serait en effet une crainte vaine et sans objet que celle qui serait produite par l’attente d’une chose qui ne cause aucun trouble par sa présence".
Ainsi, conclut-il,
" le sage ... n’a pas peur ... de ne plus vivre : car ... il n’estime pas ... qu’il y ait le moindre mal à ne plus vivre".
Reprenant la même idée, Sénèque disait que la mort "passait au travers" (transibat), ce qui a été traduit en français par cette jolie formule : la mort n'est qu'"un éclair qui passe".
"La plupart [des gens]", écrit-il à son ami Lucilius, "flottent misérablement entre les terreurs de la mort et les tourments de l'existence ... Il souffre plus qu’il n’est nécessaire, celui qui souffre avant que cela soit nécessaire". 
Et il conclut, avec la grande sagesse qui le caractérise :
"Veux-tu que la vie te soit douce ? Ne sois plus inquiet de la voir finir".
Quelques siècles plus tard Montaigne, un autre sage, le dit à sa manière :
"Nous troublons la vie par le souci de la mort ... La mort ... est une chose trop momentanée : un quart d'heure de souffrance passive sans conséquence, sans dommage, ne mérite pas des préceptes particuliers"."La mort est bien le bout, non pas pour autant le but de la vie", ajoute-t-il, "C'est sa fin, son extrémité, non pas pour autant son objet".
Ce qu'il convient d'apprendre, ce n'est pas à mourir : c'est à "ne point craindre de mourir".
"Quelle sottise de nous peiner, sur le point du passage à l'exemption de toute peine !".
La mort fait partie de la vie

Héraclite, qui croyait en l'immortalité de l'âme, disait : "La vie et la mort sont une seule et même chose ; de même, la veille et le sommeil, la jeunesse et la vieillesse".

Que la mort soit indissociable de la vie, c'est une évidence. Mais, en dépit de ce que semble vouloir dire Héraclite, la mort n'est pas le contraire de la vie, ni son revers, comme la nuit est le revers du jour : elle est seulement sa fin. Il n'y aurait pas de vie s'il n'y avait pas de mort.

La "vie éternelle", c'est un oxymore. La seule éternité, c'est celle du néant, c'est-à-dire de ce qui n'a personne pour le contempler, ou le penser.

Un commencement, une fin

Nos philosophes auraient pu compléter l'analyse en notant qu'une vie a deux extrémités : un commencement, et une fin.

Qu'il n'y a pas de fin sans commencement, qu'il n'y a pas de commencement qui ne mène à une fin. Qu'à sa naissance l'homme passe du néant à l'être, et de l'être au néant à sa mort. Que ni la naissance, ni la mort, n'ont d'existence pour celui qui commence à être à la première, et cesse d'être à la seconde. Que l'une ou l'autre n'existent que pour le spectateur, celui pour qui il y a un avant et un après.

Et qu'il n'y a pas plus de mal à n'être plus qu'à n'être pas encore.

Le bien, le mal, la vie

Le bien et le mal, la mort n'y a rien à voir. La vie, si.

Mais la vie en soi n'est pas le bien. Marc-Aurèle a raison lorsqu'il dit :
"La vie en elle-même n’est ni un bien ni un mal, elle n’est qu’un lieu où le bien et le mal se produisent".
Le bien et le mal "se produisent" dans la vie d'un homme. Parfois l'homme n'y est pour rien. Parfois si. Steinbeck, dans A l'est d'Eden, met dans la bouche de Dieu s'adressant à Caïn, avant que ce dernier ne tue son frère, le mot hébreu timshel, qu'il traduit par "tu peux" (dominer le mal). Le Bien, le Mal, c'est toi qui choisis. Tu peux.

Vivre, c'est apprendre à vivre

Si l'on admet l'hypothèse (assez douteuse, tout bien pesé) que l'homme peut choisir le bien ou le mal, Spinoza a raison de contester la maxime platonicienne "Tota vita nostra meditatio mortis est" :
"Sa sagesse" [celle de l'homme libre], dit Spinoza," est une méditation, non de la mort, mais de la vie".
Philosopher, c'est apprendre à vivre. Et vivre, c'est encore apprendre à vivre. Ici, maintenant, et jusqu'à l'heure de notre mort.

(*) Notre propre mort n'est rien pour nous, nous l'allons montrer tout à l'heure. Mais je réalise à l'instant que la mort d'autrui n'est quelque chose que pour autant qu'elle touche (directement ou indirectement) des personnes que nous côtoyons. Brel, comme Héraclite ou n'importe quel personnage cité dans ce billet, n'est ni mort ni vivant. Il est présent aujourd'hui exactement comme il l'était de son vivant. Sa mort n'a rien changé.
(**) L'envie de vivre, qui n'a rien à voir avec la peur de la mort (et qui ne se confond pas non plus avec l'instinct de survie), y aurait peut-être suffi. Les autres espèces animales s'en contentent. Mais l'homme a cru bon d'inventer la peur de la mort, peut-être pour compenser une insuffisance génétique d'appétit de vivre.
(***) La peur de la mort est aussi, bien sûr, à l'origine et au cœur de la plupart des religions - dont l'utilité sociale peut être débattue, mais ce n'est pas mon propos aujourd'hui.

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