La Ministre de la Justice, Christiane Taubira, vient d'annoncer la suppression de la taxe de 35 euros dont devait s'acquitter un particulier pour saisir la justice d'un litige (voir ici). "Le rétablissement de la gratuité de la justice", se sont réjouis tant la Ministre que nombre de commentateurs. D'autres, dont je suis, y voient une décision purement démagogique qui ne pourra avoir pour résultat que d'aggraver les maux dont souffre la société française en général et la justice en particulier, sans aucun effet bénéfique pour quiconque - sinon, peut-être, pour la corporation des avocats.
Je vais m'expliquer sur les raisons de ma colère à propos de
cette décision consternante et absurde. Mais j'ai envie d'en profiter pour partager une ébauche de réflexion sur la notion de "gratuité". Ou plutôt, sur l'illusion de la gratuité.
Car, contrairement aux apparences, ce qui semble gratuit ne l'est presque jamais pour tout le monde, et
ne l'est même qu'assez rarement pour ceux qui croient en être les bénéficiaires.
Gratuit, qu'est-ce
que ça veut dire ?
Gratuit vient du mot latin gratus, qui signifie « agréable, aimable ». Le latin gratus serait lui-même apparenté, selon le Dictionnaire Latin de Charlton T. Lewis & Charles Short, au grec χάρμα, kharma, « source de plaisir ». De la même famille, on trouve en français gré, grâce, gracieux, agréer, gratifier, gratitude ou ingratitude, etc.
Gratuit vient du mot latin gratus, qui signifie « agréable, aimable ». Le latin gratus serait lui-même apparenté, selon le Dictionnaire Latin de Charlton T. Lewis & Charles Short, au grec χάρμα, kharma, « source de plaisir ». De la même famille, on trouve en français gré, grâce, gracieux, agréer, gratifier, gratitude ou ingratitude, etc.
Le mot gratuit a
trois sens principaux : celui de sans
paiement ("une partie gratuite"), celui de sans motif ("un crime gratuit"), et celui de sans fondement ("une supposition
gratuite"). Dans tous les cas on trouve l'absence de contrepartie ou de
justification autre que l'agrément ou le plaisir qu'est censé trouver celui qui
donne ou qui fait quelque chose gratuitement - plutôt, me semble-t-il, que le
plaisir de celui qui reçoit, même si, dans sa première acception tout au moins,
la gratuité est sans nul doute aussi une source de plaisir pour son
bénéficiaire.
Je m'intéresse bien sûr ici plutôt au premier sens - car je
ne doute pas que la décision de Mme Taubira a bien un motif, et que ce motif
est lié au plaisir que les bénéficiaires potentiels de cette gratuité sont susceptibles
de retirer de l'annonce de la dite décision, et aux conséquences supposées de
ce plaisir sur la popularité du gouvernement en général et de la Ministre de la
Justice en particulier.
Il est amusant de noter que le mot anglais signifiant
gratuit est free - qui signifie également libre, comme chacun sait. On
retrouve en français cette équivalence dans des expressions comme "entrée
libre", ou dans des mots comme "libéralité".
Faudrait-il en conclure que la gratuité a à voir avec la
liberté ? et que, comme le croient certains anti-libéraux, le fait de devoir
payer pour obtenir un bien ou un service serait le début de l'aliénation ?
Intéressant sujet pour le bac de philo ... que je ne traiterai pas aujourd'hui.
Je donnerai seulement ma "réponse courte" : non, en général, la
gratuité n'est pas soluble dans la liberté, ni réciproquement.
Ne serait-ce que parce que la gratuité n'est bien souvent
qu'un leurre : comme disent les Anglais, there's no free lunch. Car, que
cela plaise ou non, celui qui donne attend toujours, je crois bien, quelque
chose en retour.
Personne, évidemment, n'est dupe, lorsque celui qui donne
est un marchand : son but est de faire revenir le client, qui un jour ou
l'autre finira bien par payer. C'est plus subtil, mais non moins réel,
lorsqu'il s'agit par exemple d'un Google ou d'un Facebook : ces deux là, pour
ne citer qu'eux, qui fournissent leurs services gratuitement aux particuliers, ont-ils
une vision si différente de celle de Patrick Le Lay, ancien patron de TF1, qui
avait tant fait scandale lorsqu'il déclarait en 2004 : « Ce que
nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible »
?
Et, à bien y regarder, n'est-ce pas encore le cas même dans
les actions en apparence les plus désintéressées ? Derrière cette apparence n'y
a-t-il pas, toujours, dans le don qu'on croit gratuit, y compris celui de
soi-même, l'espoir d'une contrepartie, par exemple la reconnaissance ou l'amour
de celui ou celle à qui l'on donne, voire le salut de son âme ?
Pourquoi la décision
du gouvernement de Jean-Marc Ayrault est-elle si stupide ?
Mais revenons à la décision de Christiane Taubira - pour qui
j'ai, soit dit en passant, beaucoup de respect et d'admiration par ailleurs,
notamment pour sa défense du projet de loi sur le mariage homosexuel.
Bien sûr, l'idée d'éliminer les barrières à l'accès à la
justice peut sembler une juste et noble cause. Bien sûr, il serait anormal que,
dans un pays qui se veut démocratique, une personne doive, pour des raisons
financières, renoncer à demander justice d'un préjudice qu'elle a subi. Le
problème, c'est que la décision du gouvernement non seulement ne résout rien à
cet égard, mais va de plus contribuer à aggraver la situation.
Le gouvernement précédent avait, sagement (une fois n'est
pas coutume), décidé de faire payer une somme assez modique, 35 euros, à toute
personne désireuse de saisir la justice civile, en quelque sorte comme preuve
de sa bonne foi. Cette décision était doublement sage :
- d'une part, elle constituait une recette pour l’État, payée non pas par tous, mais seulement par ceux qui recouraient à ses services
- d'autre part, elle permettait de limiter la propension de certains à recourir à la justice pour des motifs parfaitement futiles, voire sans aucun motif ni aucune chance d'obtenir une quelconque réparation, et de limiter ainsi l'engorgement des tribunaux.
Pour avoir assisté à une séance d'un tribunal de proximité à l'époque où sa saisine était gratuite, je peux témoigner que nombre de dossiers arrivant devant le juge relevaient de la plus haute fantaisie.
Revenir, comme vient de le décider le gouvernement de
Jean-Marc Ayrault, à la gratuité de la saisine des tribunaux, va donc se
traduire, à nouveau, par la prolifération de saisines irréfléchies, farfelues,
voire maladives. Car on sait bien les effets pervers de la gratuité : l'être
humain n'étant, en général, ni raisonnable ni vertueux, la gratuité engendre,
sans exception, le gaspillage. Et dès lors qu'il s'agit d'un bien
ou d'un service qui n'est disponible qu'en quantité limitée, et duquel la demande potentielle est
illimitée, le gaspillage devient inacceptable pour la collectivité.
Car il serait illusoire et naïf de croire que seuls
saisiront les tribunaux ceux qui ont une raison sérieuse de le faire. Des
ressources importantes seront ainsi mobilisées pour traiter, aux frais de l’État et au détriment du fonctionnement normal de la justice, des affaires qui ne le justifient pas : ce
seront ainsi tous les justiciables, et tous les contribuables, qui en paieront
le prix. Y compris les plus démunis, et ceux pour qui la réparation demandée
est la plus urgente, la plus justifiée et la plus nécessaire.
Je ne crois pas, de plus, que l'obligation de payer 35 euros,
qui devraient en tout état de cause être remboursés par la partie adverse à
titre de dommages si l'action est in fine
jugée fondée, ait en soi constitué un frein pour qui que ce soit dont la cause
était juste.
J'aurais enfin aimé savoir quelle était la part des
personnes à faible revenu parmi celles qui saisissent la justice, avec ou sans taxe.
Il y a fort à parier que cette part est extrêmement réduite : ainsi, je suis
persuadé que la suppression de cette taxe, qui pèse tout de même 65 millions
d'euros, bénéficiera, pour l'essentiel voire pour la totalité, aux plus aisés.
Si l’État était si riche qu'il puisse faire ainsi un cadeau fiscal
de 65 millions d'euros, il eût certainement été plus juste, par exemple, de consacrer
cette somme à relever le seuil de ressources au-dessous duquel on peut bénéficier de l'aide
juridictionnelle, seuil que Christiane Taubira, à juste titre probablement, juge
trop bas.
Mais ce n'est pas le cas : au contraire, ce même État doit restreindre
de tous côtés ses dépenses, y compris celles destinées aux plus démunis.
Ainsi, mettre aujourd'hui à la charge de l’État 65 millions d'euros
supplémentaires, au bénéfice des plus aisés, au motif fallacieux d'une
prétendue justice sociale, et sans qu'il n'en résulte aucun bienfait pour la
collectivité, c'est stupide, c'est irresponsable, c'est scandaleux.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire