vendredi 29 novembre 2013

La loi sur le "vote blanc", symptôme d'une démocratie malade

(d'après Aurel)

Le 28 novembre 2013, l'Assemblée Nationale a adopté, dans une touchante unanimité, et sous les applaudissements de la quasi-totalité de la classe politique et des commentateurs, la proposition de loi visant à reconnaître le vote blanc aux élections, sous la forme suivante : 
« Les bulletins blancs sont décomptés séparément [...]. Ils n’entrent pas en compte pour la détermination des suffrages exprimés, mais il en est fait spécialement mention dans les résultats des scrutins [...]». 
J'avais déjà eu l'occasion de dire ici tout le mal que je pensais de ce que je croyais n'être qu'une mauvaise plaisanterie. Je n'imaginais pas, à vrai dire, que les parlementaires pousseraient la démagogie, la lâcheté et l'irresponsabilité jusqu'à voter un texte aussi stupide ; pire encore, qu'aucune voix ne s'élèverait parmi eux, ni en-dehors d'eux d'ailleurs, pour dire qu'il était temps de cesser de prendre les citoyens pour des crétins. Malheureusement, je me trompais. 

Pas besoin de sortir de Sciences-Po pour comprendre l'insondable nullité de cette loi. Et le fait que quelques-uns des grands penseurs de notre temps, de Francis Lalanne à Bruno Gaccio, en attendant, peut-être, Patrick Sébastien et Line Renaud, soutiennent cette loi, n'y change rien. Un vote blanc n'a et n'aura jamais plus de sens ni d'effet qu'une abstention ou qu'un vote nul : décompté ou pas, il ne compte pas. Il est d'ailleurs fait pour ça. Le voteblanchiste exprime par un bulletin déposé dans l'urne son souhait de ne pas choisir : le même souhait que celui qu'exprime, à sa façon, le pêcheur à la ligne. Comme lui, il laisse les autres choisir pour lui. Ce qui est une décision parfaitement respectable au demeurant, quel que soit le mode de non-expression de suffrage. 

samedi 16 novembre 2013

Notre Père, qui étiez aux cieux, où êtes-vous donc passé? (3ème partie)



(Pour lire la 1ère partie) (Pour lire la 2ème partie)

Entrer, ou succomber ?

Il semblerait qu'en adoptant la formule "ne nous laisse pas entrer en tentation", l'Eglise catholique ait définitivement tranché, en faveur de la deuxième option, la question de savoir si le croyant doit seulement demander à Dieu de l'aider dans son combat de tous les jours contre la tentation du mal, ou s'il doit plutôt lui demander de l'empêcher d'entrer dans la zone dangereuse de la tentation, pour éviter tout risque de tomber dans le péché.

Pourtant le débat n'est pas complètement clos. Le Jésuite Michel Souchon dit par exemple :
Les évangiles [...] disent que Jésus lui-même a connu la tentation ! Jésus repousse les offres du diable. Il est ainsi le modèle de la foi du chrétien. Si le Christ a été tenté, il ne peut nous enseigner une prière dans laquelle nous demanderions une existence dispensée de la tentation. Le sens de cette demande n’est donc pas : "Épargne-nous la tentation", mais : "Ne permets pas que nous succombions à l’heure de la tentation. Aide-nous pour que ne tombions pas dans le péché".
Michel Souchon cite également saint Augustin :
Dans son voyage ici-bas, notre vie ne peut pas échapper à l’épreuve de la tentation, car notre progrès se réalise par notre épreuve. Personne ne se connaît soi-même sans avoir été éprouvé, ne peut être couronné sans avoir vaincu, ne peut vaincre sans avoir combattu, et ne peut combattre s’il n’a pas rencontré l’ennemi et les tentations" (Sur les psaumes, Enseignement sur le psaume 60,2-3).
Thérèse d'Avila est elle aussi d'avis que l'homme ne doit pas être épargné par la tentation :
Ceux qui arrivent à la perfection, écrivait-elle, ne demandent pas à Dieu d’être délivrés des souffrances, des tentations, des persécutions ni des combats. [...] ils désirent plutôt les épreuves, ils les demandent et les aiment. Ils ressemblent aux soldats, qui sont d’autant plus contents qu’ils ont plus d’occasions de se battre, parce qu’ils espèrent un butin plus copieux ; s’ils n’ont pas ces occasions, ils doivent se contenter de leur solde, mais ils voient que par là ils ne peuvent pas s’enrichir beaucoup. Croyez-moi, mes sœurs, les soldats du Christ, c’est-à-dire ceux qui sont élevés à la contemplation et qui vivent dans la prière, ne voient jamais arriver assez tôt l’heure de combattre.
 Nous voilà donc bien avancés, ou plutôt revenus à la case départ : la tentation, faut-il l'éviter, ou au contraire l'affronter pour la vaincre ? La question reste ouverte.

Notre Père, qui étiez aux cieux, où êtes-vous donc passé? (2ème partie)


(Pour lire la 1ère partie) (Pour lire la 3ème partie)

De la tentation, et des moyens de n'y pas entrer, ou de n'y pas succomber

La version de 2013 de la sixième demande du Notre Père, "ne nous laisse pas entrer en tentation", se substituant au très contesté "ne nous soumets pas à la tentation" de la version œcuménique de 1965, n'est qu'un nouvel avatar des traductions successives de ce passage.

Voici un petit florilège de celles publiées depuis le XIIème siècle (tiré de l'article "Le Notre Père", de l'Observatoire du Louvre - j'ai reproduit quelques uns des textes complets à la fin de ce billet).

Plus ancienne traduction connue en français - XIIe siècle
E ne nus meines en tenteisun (Ne nous mène pas dans la tentation)

Traduction du XIVe siècle
Sire, ne soffre que nos soions tempte par mauvesse temptation

Clément Marot - XVIe siècle
Et ne permectz en ce bas Territoire Tentation sur nous avoir victoire

Bible catholique - XVIIe siècle (Lemaitre de Sacy)
Et ne nous laissez pas succomber e la tentation

Bible Catholique - XVIIIe siècle (Richard Simon)
Et ne nous laissés point tenter

Traduction française utilisée dans certaines communautés orthodoxes
Et ne nous soumets pas à l’épreuve

Version Synodale - 1910
Ne nous abandonne pas à la tentation

Traduction en Créole Haïtien
Pa kite nou nan pozisyon pou n' tonbe nan tantasyon (Ne nous laisse pas tomber dans la tentation).

Chacun peut y trouver formule à son goût. Celle que je préfère est celle de Clément Marot : "Et ne permets, en ce bas territoire / Tentation sur nous avoir victoire". Non seulement la métrique est juste et la rime riche, mais la phrase est pleine de sens. Et du bon. On ne saurait, me semble-t-il, mieux dire : la tentation du mal, elle est là, devant nous, au milieu de nous, pauvres humains soumis à nos bas instincts en ce bas monde. Et la grande affaire, c'est de la combattre, et de gagner cette bataille. Avec l'aide de Dieu, s'il le veut.

Notre Père, qui étiez aux cieux, où êtes-vous donc passé? (1ère partie)



(Pour lire la 2ème partie) (Pour lire la 3ème partie)

Du temps de mon enfance, catholique et provinciale à défaut d'être universelle, on disait le Notre Père ainsi (on le chantait aussi parfois, dans l'église où j'allais, en latin, ce qui était assez joli à défaut d'être compris) :

Notre Père, qui êtes aux cieux,
Que votre nom soit sanctifié.
Que votre règne arrive.
Que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel.
Donnez-nous aujourd’hui notre pain de chaque jour.
Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés.
Et ne nous laissez pas succomber à la tentation.
Mais délivrez-nous du mal.
 
Je ne sais pas si cette version dite "classique", qui date du XIXème siècle, était parfaitement orthodoxe (au sens commun du terme), ce dont on se fichait complètement à vrai dire : mais elle était assez compréhensible. En 1965, dans leur zèle duo-vaticano-œcuménique, les catholiques décidèrent d'adopter une version commune, dite de ce fait "œcuménique", avec les orthodoxes (ce sont eux qui le disent, on n'est jamais si bien servi que par soi-même) et les protestants (qui, même s'ils ne protestent plus tellement, se considèrent certainement comme orthodoxes, eux aussi), toujours en vigueur jusqu'à il y a quelques jours :
 
Notre Père qui es aux cieux,
Que ton nom soit sanctifié,
Que ton règne vienne, Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel.
Donne-nous aujourd'hui notre pain de ce jour.
Pardonne-nous nos offenses, comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés.
Et ne nous soumets pas à la tentation,
Mais délivre-nous du Mal.
 
Et voici que, après 48 ans de bons et loyaux services, soit (environ) 192 trimestres, ce bon vieux Notre Père est mis à la retraite d'office (ce qui signifie, en toute logique, qu'on va le retirer de l'office) : la phrase "Ne nous soumets pas à la tentation" est remplacée par "Ne nous laisse pas entrer en tentation". Le reste du texte est maintenu en l'état antérieur.
 
Bien que ne récitant plus le Notre Père depuis longtemps, et ayant cessé d'y croire depuis plus longtemps encore, je crois bien que je vais, voluptueusement, succomber à la tentation de dire tout le mal que je pense de cette nouvelle version - ainsi que, l'occasion faisant le larron, de la précédente. Et je le ferai avec d'autant moins de remords que je sais que ceux que j'aurai ainsi offensés me pardonneront aussi aisément que Dieu leur pardonnera leurs propres offenses.